— Prenez votre temps, dit-elle. Il n’y a pas urgence. »
Elle recula vers la sortie. Marianne ne s’était pas levée pour l’accompagner et, quant à lui, rien n’aurait pu le forcer à se lever de la chaise où il était vissé.
Il entendit la porte se refermer. Le silence vibra durant quelques secondes. Puis elle monta dans sa voiture et le moteur ronfla avant de disparaître tout à fait. Marianne fit claquer sa langue.
« Drôle de fille, déclara-t-elle. Aucune éducation mais un certain feu intérieur, tu ne trouves pas ?
— Un peu à côté de ses pompes, tout de même. Tu sais comme j’ai horreur d’avoir affaire aux parents d’élèves. Ça n’est jamais très sain.
— Et sinon, comment tu la trouves ? »
Il s’esclaffa. « Tu es impayable. » Il s’alluma une cigarette tandis qu’elle le considérait en souriant. Puis il consulta sa montre. « Nous partons dans une demi-heure, annonça-t-il.
— Ça va, je me sens parfaitement bien.
— Une demi-heure, répéta-t-il. Ne traîne pas. Je te le dirai lorsque j’estimerai que tu es de nouveau en état de conduire. Aujourd’hui, c’est hors de question. Pas tant que tu n’auras pas repris des forces. Je viendrai te chercher à midi.
— En tout cas, vous n’aviez pas l’air très à l’aise, tous les deux.
— Tu n’as pas trouvé son intrusion gênante ? Moi si. J’espère qu’elle ne donnera pas à d’autres la mauvaise idée de rappliquer ici au moindre carnet noirci par leur progéniture. Surtout aux aurores. Si elle est à mon goût ? C’est ce que tu veux savoir ? C’était la question ? »
Elle fit demi-tour et se dirigea vers sa chambre. Il la suivit, s’arrêta sur le seuil.
« Tes soupçons deviennent insupportables, soupira-t-il. Je voudrais t’y voir avec une belle-fille disparue et un mari à la guerre. Je voudrais voir que tu ne cherches pas un peu de réconfort, à échanger quelques mots avec autrui pour ne pas te sentir trop seule. Pourrais-tu faire un effort de compréhension ? Avoir de l’empathie ? Te débarrasser de ton idée fixe ? Marianne ? »
Elle était en combinaison, penchée sur un tiroir de sa commode. Le jour où il avait surpris sa mère dans cette tenue, elle l’avait saisi à la gorge et lui avait fait rebrousser chemin jusqu’à la porte d’entrée et l’avait flanqué dehors alors qu’il était en pyjama, n’avait que huit ans et que soufflait un fort vent du nord qui menaçait de le renverser à chaque seconde, de l’emporter comme un fétu – mais il préférait ça aux ténèbres de la cave.
À midi, Myriam n’avait pas réapparu. Ce n’était pas faute de l’avoir guettée durant toute la matinée, de s’être montré dans chaque bâtiment, d’avoir écumé la cafétéria et ses parages, d’avoir laissé la porte de son bureau ouverte, etc. La surprise qu’elle lui avait causée quelques heures plus tôt, si perturbante qu’elle fût, avait décuplé son désir de la revoir, au point qu’après avoir longuement examiné le steak saignant qu’il avait commandé pour sa sœur, celle-ci lui demanda s’il n’avait pas forcé sur la caféine car il semblait ne pas pouvoir tenir en place. « Tu es visiblement ailleurs, conclut-elle. C’est tout à fait délicat de ta part. »
Il ne servait à rien de protester du contraire. Il n’avait aucun moyen d’y remédier mais était absolument conscient de son état – fut-il incapable de lui donner un nom.
À la suite d’une intoxication alimentaire aux fruits de mer – ou aux filets de perche –, il avait attrapé une forte fièvre quelques années plus tôt, lors d’une réunion de professeurs concernant la tenue de certaines élèves, et les effets de cette fièvre, pour autant qu’il s’en souvenait, ressemblaient plus ou moins à ça – les tremblements en moins. C’était comme de mettre un pied dans un monde inconnu – le vertige s’accompagnant d’angoisse et d’irrésistible attraction.
« Mange, lui dit-il. Tout va bien.
— À te voir, on ne le dirait pas. Toi, tu ne manges rien ? »
Il y avait du monde et le brouhaha tombait bien car il n’autorisait aucune conversation sérieuse et permettait de garder un œil sur les entrées et les sorties. Depuis qu’elle s’était littéralement enfuie de chez eux, de bon matin, il avait très envie de lui dire quelques mots, il avait très envie de se racheter pour le timide accueil qu’il lui avait réservé – quelques poignées d’heures à peine après le formidable exercice qu’elle lui avait imposé sur le toit de la galerie marchande.
Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Il avait besoin de prendre un ou deux Doliprane® à défaut d’en savoir davantage sur ce qu’il couvait. L’inconvénient, lorsque l’on perdait ses parents trop tôt, tenait à ce que l’apprentissage restait en plan – suspendu. Bien des notions n’étaient pas transmises, bien des données manquaient à l’appel. Bien des sentiments n’étaient même pas catalogués.
Le soir, il se sentit carrément mélancolique. Oppressé. Il n’avait pas pu tenir très longtemps compagnie à sa sœur et, bien vite, était monté s’enfermer dans sa chambre. Était tombé en travers du lit, les bras croisés sur la poitrine, le regard au plafond, dans le crépuscule silencieux. Pris d’une idée lumineuse, il se jeta sur le carnet qu’il transportait partout depuis des années pour le cas où il se passerait quelque chose, mais il n’avait rien réussi de bon jusque-là, rien qui aurait pu lui redonner espoir.
Il attrapa le stylo glissé dans les spirales, s’apprêta à écrire la date, mais il ne se passa rien. Sans plus de succès, il traça sur le papier plusieurs cercles d’un geste rapide, mais ce putain de stylo n’avait plus d’encre. « Putain ! Juste Ciel ! » grogna-t-il tandis qu’il commençait à courir dans tous les sens entre les murs de sa chambre à la recherche de quoi écrire. L’émotion était un produit rare qu’il fallait saisir dans l’instant – plus son intensité était forte, plus sa durée était brève. C’était en de telles occasions que l’on pouvait voir ce que l’on valait comme écrivain, sans se raconter d’histoires.
Essoufflé, il jeta un regard sur son ordinateur. Il pensa plutôt mourir, plutôt mourir. Mais il finit par céder et s’installa devant l’écran.
Il avait plusieurs messages. L’un d’eux venait de Myriam. « Êtes-vous là ? » demandait-elle. Il le relut plusieurs fois. Il avait été envoyé aux dernières lueurs du jour, soit moins d’une heure plus tôt. « Hello, répondit-il. Comment allez-vous ? »
Il se leva, s’en alla fumer une cigarette à la fenêtre, dans la revigorante fraîcheur de la nuit étoilée – l’odeur du printemps qui tombait des bois environnants, année après année, dévalant soudain, sans coup férir, la colline en direction du lac, chaque fois le stupéfiait. Quelle meilleure cigarette de la journée que celle que l’on grillait là, songea-t-il en admirant la petite princesse qu’il tenait entre les doigts. De la lumière brillait au rez-de-chaussée, signe que sa sœur n’était pas couchée et contemplait peut-être le même paysage que lui en s’en fumant une. Le jardin en était éclairé jusqu’à la route.
Si la maison semblait la même, ils avaient fait reboucher la piscine, fait raser le jardin et tout fait replanter, tout fait transformer, avant de réintégrer les lieux, si bien qu’aujourd’hui, quarante ans plus tard, il n’existait plus la moindre trace des événements qui s’y étaient déroulés. Les arbres étaient devenus de gros arbres, des bosquets avaient poussé, des allées s’étaient dessinées, un appentis avait été dressé, ainsi qu’une serre, et le gazon était désormais entretenu – Marc empruntait régulièrement la tondeuse autoportée des voisins et Marianne aimait jouer du sécateur pour lutter contre ses dépressions. Il se demanda si Myriam s’était endormie derrière son écran.
Il lui était tellement reconnaissant d’avoir déverrouillé ces portes à son intention, de l’avoir dessillé, quoi qu’il pût arriver par la suite. Tellement reconnaissant. Il espérait que des anges veillaient sur son sommeil, que son matelas était doux, brodé à la main. Au diable, désormais, les étudiantes. Au diable la fadeur. Au diable la chair fraîche mais lointaine et sans saveur, à partir d’aujourd’hui. La cible s’était déplacée vers le haut, vers les cimes. Et aucun retour en arrière n’était possible.
Annie Eggbaum appela, quoi qu’il en soit. Son message n’était pas très clair car elle semblait saoule et se trouver dans un endroit bruyant mais il en ressortait qu’elle était en colère après lui, très en colère, et lui demandait pour qui il se prenait, d’une voix assez forte.
Il commença par s’excuser puis l’envoya promener car elle ne voulait rien entendre.
*
Richard le convoqua deux jours plus tard et lui indiqua qu’il avait franchi la ligne.
« C’était la chose à ne pas faire, et vous l’avez faite, fit-il sur un ton admiratif. Je vous tire mon chapeau, vous savez. Je vous félicite.
— Je ne l’ai pas touchée. »
Richard couina comme s’il s’était coincé le doigt dans une porte. « Encore heureux. Oh merde, encore heureux. Vous savez qui est le père d’Annie Eggbaum ? Oh mon vieux. Vous savez qui est Tony Soprano ? » Les généreux donateurs se comptaient sur les doigts d’une main, par-dessus le marché. « Mais est-ce que je ne vous avais pas prévenu, camarade ? Est-ce que je ne vous avais pas mis en garde ? Nous ne voulons pas d’histoires, ici. Vous connaissez la situation. Nos budgets se réduisent un peu plus chaque jour. C’est une crise historique. Écoutez, je vais vous annoncer quelque chose qui va vous faire mal. Mon vieux, cette fois, vous ne me laissez pas le choix. »
Marianne le tira de ce mauvais pas. Il ne savait pas au juste jusqu’où elle était allée mais elle demeura silencieuse et s’employa durant plusieurs jours à fuir son regard, refusa de partager ses repas avec lui, de monter en voiture avec lui, sans lui donner plus d’explications. De son côté, Richard Olso affichait un air satisfait.
« Mais faites-vous oublier, d’accord ? Mon vieux, c’est un dernier avertissement. Écoutez bien ce que je vous dis. Dernier avertissement, d’accord ? »
Personne n’avait envie de se retrouver sur le bord de la route par les temps qui couraient. La température n’était pas encore idéale. Si l’on ne possédait pas une solide carapace, mieux valait regarder à deux fois avant de jouer les matamores. Il opina. Il n’avait rien fait mais il connaissait l’état des forces en présence – Richard les connaissait aussi. Il baissa la tête et sortit en silence.
Mais ce ne fut pas tout. Il n’était pas plus tôt tiré d’affaire qu’on l’agressa sur le parking à la fin de la journée, comme il sortait du bureau de Martinelli, totalement perdu dans ses pensées, ruminant la fragilité, l’insignifiance des griefs que l’on avait contre lui. Tout cela se révélait parfaitement écœurant. Avec un taux de chômage qui atteignait des sommets, que pouvait-on faire aujourd’hui de sa fierté, franchement, s’interrogeait-il quand un violent coup sur la tête le projeta au sol.
Il n’y eut pas de message. Les deux types qui l’avaient rossé et laissé sur le carreau n’avaient pas ouvert la bouche. Mais il ne fallait pas se torturer l’esprit durant des heures pour savoir de qui provenait ce cadeau. Lorsqu’il fut de nouveau capable de tenir sur ses jambes et d’attraper son mouchoir pour éponger le sang qui coulait de son nez, il se traîna lourdement jusqu’à une pharmacie, se laissa choir sur une chaise et s’abandonna aux mains d’un jeune homosexuel en blouse, au regard désapprobateur. Il avait une joue griffée, les lèvres gonflées comme des Francfort, les mains bleuies par les coups qu’il avait reçus en protégeant ses parties sexuelles, les cheveux en bataille, le souffle court, et tout cela ressemblait fort à du crêpage de chignon.
Quand il se sentit mieux, il remercia le jeune pharmacien et retourna vers le parking avec un sac de glace artificielle pressé sur le côté de son visage le plus brûlant du moment – après quoi il changeait de joue.
Les Eggbaum semblaient être de vrais forcenés. Le père comme la fille. Il s’examina dans le rétroviseur, grimaça en raison de ses côtes. Mais ce n’était pas la première raclée qu’il recevait de sa vie et il eut presque un sourire après avoir constaté qu’il avait encore toutes ses dents – et surtout les trois implants hors de prix que Marianne lui avait généreusement offerts pour ses cinquante ans. Au fond, il s’en tirait à bon compte. Ces gens-là ne connaissaient aucune règle, apparemment.
Ce n’était pas davantage la première fois que Marianne le voyait dans cet état. Combien de glace lui avait-elle apportée, combien de pansements lui avait-elle appliqués, d’aspirine lui avait-elle fait prendre depuis qu’ils étaient en âge de se tenir debout ?
« Tu courais donc après cette fille ? fit-elle sur un ton égal.
— J’ai refusé de lui donner des cours particuliers. C’est elle qui me courait après. J’espère que tu saisis la nuance. »
Comme elle était penchée sur ses plaies et ses bosses, il disposait par la force des choses d’un accès visuel direct sur ses charmes, d’une vue plongeante sur l’intérieur de son kimono vert pomme. Il y avait là, en temps normal, de quoi le rendre nerveux, de quoi l’obliger à sortir afin de respirer un peu d’air frais. Leur relation, naturellement, n’avait guère de chances d’être simple. Rien n’était évidemment très clair. Ils avaient dû très tôt se serrer dans les bras l’un de l’autre, se toucher, s’étreindre, se caresser, pour enrayer leurs peurs, étouffer leurs sanglots, se cramponner l’un à l’autre aussi longtemps que la tempête durait ou qu’on les avait envoyés dans leur chambre sans manger. Petite, Marianne pleurait abondamment, de préférence dans le creux de son épaule, et il devait aller se changer ensuite, la mort dans l’âme, semblant avoir reçu quelque cuvette remplie d’eau saumâtre en pleine poitrine.
Ses larmes étaient tièdes et salées. Il connaissait l’odeur de sa transpiration, l’odeur de ses cheveux et d’autres odeurs encore qui agissaient parfois sur lui comme la foudre, mais la vue de sa poitrine, ce soir-là, ce spectacle devant lequel il aurait frémi comme une faible feuille en temps normal, ses seins en forme de poire, leurs bouts aperçus, le laissèrent de marbre.
Sans doute son état physique y était-il pour quelque chose. La volée qu’on lui avait administrée n’avait certes pas déclenché d’humeur libidineuse en lui, mais était-ce une explication suffisante ?
Il se fit désinfecter, badigeonner d’arnica, puis ils fumèrent une cigarette.
Il n’en revenait pas. D’éprouver une telle indifférence. Ce vide inattendu, à l’intérieur de lui. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle en s’immobilisant une seconde. Il cligna des yeux pour lui faire signe que tout allait bien, ébaucha un sourire. Son front et sa mâchoire lui cuisaient. Respirer par le nez n’était pas facile. Ses mains étaient douloureuses.
Mais si c’était le prix, se disait-il, à payer pour avoir la paix ? Pourquoi pas, après tout ? Si les Eggbaum s’estimaient quittes, il était d’accord pour s’en tenir là. Il avait offensé Annie Eggbaum et avait reçu une trempe en échange. D’accord. Et Dieu, comme cette cigarette était bonne, se disait-il en observant la nuit calme dans le jardin.
Myriam était la cause de l’étrange phénomène, bien entendu. Jamais aucune de ses jeunes conquêtes ne l’avait empêché d’être ultra-réactif au corps, à la présence physique de sa sœur. Jamais aucune de ses sympathiques étudiantes ne l’avait comblé au point d’éprouver pour Marianne ce qu’il éprouvait aujourd’hui, à savoir rien du tout, si improbable que ce fut – du moins d’un point de vue strictement charnel.
Dieu sait que le kimono vert avait nourri un grand nombre de ses fantasmes. Sa simple vue, quelquefois, même lorsqu’il était pendu dans l’armoire, sur un cintre sans âme, le plongeait dans des abîmes. Certaines filles avaient noté que le rapport qu’il entretenait avec sa sœur se trouvait constitué de lourdes chaînes – et bien que ces filles ne fissent dès lors plus long feu en sa compagnie, il devait leur concéder un certain flair et reconnaître qu’elles avaient raison. Mais c’était comme de regarder le soleil en face, en plein midi, il était aussitôt aveuglé, incapable de prononcer un mot, incapable de dire ce qu’il ressentait.
Ce temps-là était-il révolu ? Quoi qu’il en fût, sortir Annie Eggbaum du jeu n’en demeurait pas moins la saine et seule attitude à adopter – sous peine de basculer dans un chaos inextricable. Il passa la pointe de sa langue sur ses lèvres endolories. Il remarqua que Marianne le regardait.
« Je ne suis pas le détraqué que tu imagines, soupira-t-il. Je n’ai pas eu d’aventure avec cette étudiante. Mais ce type, c’est Tony Soprano. Tu vois qui est Tony Soprano ? Non ? Tu sais, ne crois pas vivre dans un pays civilisé. La plupart des gens vivent encore comme au Moyen Âge.
— Pendant ce temps, je me sacrifie pour toi. Pour t’éviter d’être mis à la porte. Je me sacrifie pour toi et voilà toute ma récompense. Eh bien, vois-tu, ça m’apprendra. »
Elle faisait partie des dernières femmes au monde à fumer des Gitanes. Et lorsqu’elle vous envoyait la fumée au visage, les alentours disparaissaient dans un brouillard terrible. « Bonne nuit », fit-elle en tournant les talons.
Au moins, pensa-t-il, elle recommençait à lui parler.
Il reconnaissait aujourd’hui s’être montré dur avec elle. Il s’était montré infernal aussi longtemps qu’il n’avait pas posé la main sur une femme et admis qu’il ne ferait jamais qu’un piètre écrivain. Ensuite, après qu’il eut expérimenté l’une et accepté l’autre de ces découvertes, son esprit s’était apaisé dans une large mesure, son humeur s’était adoucie, il avait adopté une conduite moins brutale, moins sombre, moins exigeante, mais il était un peu tard pour rendre à Marianne un sourire qu’elle n’avait peut-être jamais eu.
Il souhaitait néanmoins la protéger. Dans la mesure du possible. La préserver. Il lui devait bien ça. En passant devant sa chambre, il donna quelques petits coups sur la porte pour lui souhaiter bonsoir. Il l’entendit pleurer. Il détestait l’entendre pleurer. C’était une chose qu’il ne pouvait supporter. De sorte qu’il retourna sur ses pas et enfila son manteau avant de sortir de la maison. Dehors, la lune brillait dans le ciel comme un diamant dans son écrin, littéralement. Il faisait frais. Il alluma une cigarette et s’avança dans le jardin, jusqu’à la route qui commençait à se couvrir d’un léger voile de brouillard flottant au ras du sol.
Il la traversa, puis s’enfonça dans les bois.
Au matin, il se réveilla dans la Fiat, complètement vermoulu, complètement frigorifié. La vapeur condensée sur le pare-brise formait un réseau de petites rivières argentées qu’il observa un moment avant de se décider à bouger. L’aube se levait à peine.
Comment avait-il atterri là ? Mystère. Qu’avait-il fabriqué durant toute la nuit ? Il remarqua la boue qui maculait ses souliers, séchait sur ses bas de pantalon, ainsi que sur son manteau. Ses mains étaient sales. Ses jambes, fourbues – mais heureuses. La balade semblait avoir été longue et sportive.
Difficile de savoir ce qui lui passait par la tête, de temps en temps. Lui-même n’en savait trop rien, pour parler franchement – la seule certitude qu’il avait, pour l’heure, étant qu’il mourait de faim.
Il ouvrit la portière, commença par sortir une jambe, puis l’autre, puis un bras dans la lumière dorée qui traversait le jardin comme une gerbe lumineuse, se disant qu’une demi-douzaine d’œufs ferait parfaitement son affaire. Une fois dehors, il s’étira en fixant l’azur bleuté, bâilla longuement, à s’en décrocher la mâchoire. Une claire matinée n’allait pas tarder à s’imposer, à chasser les ombres dans leurs derniers recoins. Des moineaux se tenaient sur les fils électriques, dans l’attente du rayon de soleil qui viendrait regonfler leur duvet, les délivrer du baiser glacé de la nuit.
La maison était encore silencieuse. Il accrocha sa casquette et son manteau dans l’entrée puis se dirigea aussitôt vers le frigo. Lorsqu’elle se sentait en assez bonne forme, Marianne passait au 20 %, ce qui demeurait à peu près mangeable, mais le 0 % était vraiment infect, d’une tristesse infinie, d’une laideur abjecte. Quoi qu’il en soit, il en décapsula un pot parfumé à la vanille et se l’administra avant de s’attaquer à quoi que ce fut d’autre.
Ce genre d’exercice, ces longues marches aveugles, plus ou moins, le mettait en appétit pour la journée entière. Marianne pensait qu’il était vaguement somnambule et, bien qu’elle n’appréciât pas beaucoup de le savoir traîner dehors durant toute la nuit, on ne savait trop où, ne jugeait pas utile de donner à cette affaire plus d’importance qu’elle n’en avait, de son point de vue – tout au plus lui avait-elle fait subir quelques séances d’acupuncture afin d’avoir bonne conscience, quelques séances d’hypnose aussi, mais rien de probant dans tout ça, rien de vraiment palpable n’en était sorti.
Il trouva des œufs. Un chien aboyait au loin tandis que le soleil surgissait au-dessus des bois. Pas de bacon ni de jambon, bien sûr – Marianne ne faisait pratiquement plus aucune course depuis presque un mois. Il baissa la tête et jura de s’en occuper. Il trouva quelques croissants congelés. Il regarda sa montre. Il avait le temps de passer une commande. Il devait acheter des steaks, des entrecôtes, des rosbifs entiers, toutes sortes de viandes – sauf le cheval – s’il souhaitait qu’elle se rétablisse et reprenne des couleurs.
Il regarda ses œufs cuire durant un instant puis leva de nouveau les yeux devant lui pour les poser sur le jardin ensoleillé, vibrant. Il avait parcouru un bon bout de chemin, c’était à peu près tout ce qu’il pouvait en dire. L’appétit qu’il éprouvait au retour.
L’odeur des bois collée à lui, l’odeur de terre humide et de feuilles mortes. De pierre, de sève et de résine. C’était tout ce qu’il pouvait en dire.
Quand soudain, cependant que les œufs grésillaient dans la poêle, Myriam se dressa devant lui, de l’autre côté du carreau, comme un diable surgissant de sa boîte.
Après une seconde d’hésitation, il coupa le gaz et lui fit signe qu’il arrivait. Un léger fourmillement parcourut tout son corps, sa bouche devint sèche – comme vers la fin des années soixante, lorsqu’il prenait un acide – tandis qu’il se portait à sa rencontre. Aucune étudiante ne lui faisait cet effet-là. Il ne savait pas où il mettait les pieds, avec elle. C’était aussi simple que ça. Était-ce la terre ferme, était-ce même une terre habitée ? Comment savoir ? Sur quels critères se fonder ? De quels éléments de comparaison disposait-il ? Sa sœur et lui n’avaient pas une grande expérience du monde qui les entourait, il en convenait – mais l’avait-on jamais entendu soutenir le contraire ?
Elle se tenait près de sa voiture. Il s’aperçut qu’il avait un croissant encore congelé à la main, mais il était trop tard pour s’en débarrasser discrètement et donc il n’en fit rien et sentit ses doigts s’engourdir tandis qu’elle s’avançait dans sa direction d’un pas résolu.
Les mots commencèrent à se bousculer sur ses lèvres cependant qu’il la voyait s’approcher, s’emballèrent même, lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres, mais il se retrouva bientôt plaqué contre le mur, les lèvres de Myriam collées aux siennes, leurs langues passant d’une bouche à l’autre, leurs corps étroitement épousés, avant d’avoir eu le temps de dire ouf. Avec ce chien qui continuait à hurler dans le lointain – le nombre de chiens errants avait augmenté parallèlement au prix des croquettes, aux pertes subies dans l’immobilier.
Épatant. Il n’y avait pas d’autre mot. Absolument épatant ce baiser qu’elle lui administrait sur le pas de la porte, sans avoir prononcé le moindre mot. Un véritable enchantement. Il la serra contre lui en fermant les yeux après avoir jeté le croissant dans les fourrés.
Lorsqu’il les rouvrit, parfaitement hébété, parfaitement extatique, les mains vides, le souffle court, fermement adossé au mur, elle remontait dans sa voiture sans plus d’explications, mettait le contact et disparaissait comme elle était venue.
Il demeura immobile durant quelques minutes, presque haletant, après que le bruit du moteur fut totalement englouti dans les brumes de l’aube. Les glycines qui encadraient l’entrée embaumaient l’air avec force. Il retourna manger ses œufs, mais plus rien ne pressait de ce côté.
À ce rythme-là, elle allait sans doute le rendre fou, se dit-il en s’adressant un vague sourire dans le miroir de l’entrée.
Il aurait aimé se confier à Marianne, cette fois.
Il n’avait jamais éprouvé ce besoin auparavant. Il aurait aimé lui demander son interprétation de l’étrange et fougueux baiser qu’il venait de recevoir, quel sens elle lui donnait, ce qu’elle en pensait, les pistes qu’elle proposait, et ci, et ça, ses conseils, même, auraient été les bienvenus, mais c’était impossible, malheureusement, il fallait y renoncer. Sa sœur n’était pas prête.
« Que se passe-t-il ? fit-elle. J’ai entendu du bruit. »
Elle était échevelée, se réveillait à peine. Il remua les œufs qu’il avait remis à griller dans la poêle mais pour lesquels il n’éprouvait plus rien. « Non, tu as rêvé, répliqua-t-il. C’était sans doute la radio. Assieds-toi. Je t’ai préparé des œufs. Tu as complètement rêvé. »
Elle ricana, mais elle ne détenait aucune preuve de ce qu’elle avançait. « Et comment se fait-il que tu sois déjà debout ? » marmonna-t-elle en fronçant les sourcils. Elle le considéra un instant, puis elle ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Il haussa les épaules, pour signifier qu’on n’y pouvait rien. De certaines choses, on n’était jamais près de guérir, voulait-il dire par là.
En fin de matinée – il avait demandé à ses élèves de remplir une feuille avec des choses qui leur traverseraient l’esprit durant la prochaine demi-heure, et dans l’ensemble le résultat n’était pas bien fameux, la maigreur de la récolte laissait perplexe, on ne pouvait prétendre que la puissance créatrice fût au rendez-vous ce matin-là, nombreux étaient ceux qui n’étaient même pas réveillés ou qui s’étaient sentis agressés par un exercice de cette nature, totalement impromptu, et particulièrement stressant un lendemain de week-end –, sortant de la classe, refermant son cartable, un crayon encore coincé entre les dents, il se vit entraîné à l’écart et informé de ce qui se tramait dans son dos par la bouche de leur délégué syndical – bien connu pour son cours sur les universités du haut Moyen Âge – qui suivait toutes ces histoires à la loupe et n’annonçait plus que de mauvaises nouvelles depuis le printemps 2007.
Son atelier d’écriture disparaissait, tout simplement. Son poste allait être supprimé. Celui de deux autres professeurs, également. De nouvelles économies étaient censées voir le jour à chaque instant, d’une manière ou d’une autre. Il fallait tenir envers et contre tout, psalmodiait le délégué en secouant la tête – et sans que l’on comprit bien de quoi il voulait parler. De mémoire de travailleur, on n’avait pas connu un tel merdier, poursuivait l’homme du syndicat. Il fallait voir les choses en face. Question de survie.
Il acquiesça vaguement et accepta la cigarette que le délégué lui offrait en poussant un soupir à fendre l’âme – et ajoutant : « Allez-y. Prenez-en deux. »
Une fois seul, il alla s’asseoir sur un banc, du côté des bâtiments de brique rouge qui abritaient la bibliothèque d’un côté et l’administration de l’autre, là où travaillait Marianne – il n’était pas sûr de vouloir lui parler immédiatement mais préférait la savoir dans les environs si besoin était. Perdre son travail en avait déstabilisé plus d’un et il n’avait pas la certitude de réagir plus intelligemment qu’un autre dans une telle situation.
Il y avait encore des gens pour fumer des saloperies de Marlboro, songea-t-il en allumant celle qu’il avait glissée derrière son oreille en apprenant qu’il était foutu à la porte, en apprenant que Richard et Martinelli s’étaient entendus pour le virer finalement, pour l’éjecter sans plus d’égards en dehors du système scolaire.
Marianne s’était-elle donc livrée pour rien aux appétits de Richard Olso ? Ce salaud l’avait-il donc trompée à ce point ? Cette simple pensée lui donnait la migraine. Par chance la journée, bien qu’ensoleillée, n’était pas trop chaude. Car dans l’état où il se trouvait, le cerveau en ébullition, l’insolation l’aurait foudroyé sur place.
Comment avait-elle pu être assez stupide pour faire confiance à une telle canaille ? Qu’espérait-elle donc ?
« Je te l’avais bien dit, n’est-ce pas. Je t’avais dit que c’était une erreur. »
Elle avait pris place à côté de lui, sur le banc, aussitôt qu’elle avait reçu son message. Elle tenait son cou enfoncé dans ses épaules, ses mains agrippées au banc, de part et d’autre, le regard fixé droit devant elle. « Ce – pu – tain – de – con – nard », fit-il sans élever la voix, en détachant les mots, en hochant la tête avec résignation. Il se claqua les cuisses. « J’espère que tu lui as donné la récompense qu’il méritait. »
Le soir commençait à tomber. Les quelques heures écoulées depuis son licenciement avaient filé d’un seul trait, sans qu’il y prît garde.
« Que veux-tu dire, au juste ? » fit-elle sur un ton lugubre.
Il y avait un sandwich devant lui. Il n’avait rien mangé depuis le matin. Il haussa les épaules. « C’est sans importance, non ? Ce qui est fait est fait. »
Elle tourna la tête du côté opposé, en direction du crépuscule qui réservait ses dernières lueurs aux vitraux de la bibliothèque. « Je n’ai pas couché avec lui », déclara-t-elle.
Il sauta sur ses jambes. « Ah, je t’en prie ! Ne me donne pas de détails ! » s’emporta-t-il en marchant de long en large, les poings enfoncés dans les poches. « Garde-les pour toi, merci, fais-moi cette grâce. Enfin, il s’est bien foutu de toi, ton petit ami. Il s’est largement payé ta tête, comme on dit. »
Une fois de plus, elle ne lui adressa pas la parole durant plusieurs jours – la maison se transformait alors en tombeau silencieux et glacé. Il en profita pour méditer sur la situation qui était la sienne à présent et pour regarder quelques films dans le salon aussitôt qu’elle partait travailler – toujours aussi muette qu’une carpe.
Le soir, lorsqu’elle rentrait, elle ne lui accordait pas un seul coup d’œil et vaquait d’une pièce à l’autre en l’ignorant totalement. Très sale caractère. Qui n’allait pas en s’arrangeant. Vieillir commençait à faire peur, lorsqu’on y songeait.
« Je n’ai que faire de tes remerciements », lui écrivit-elle sur un malheureux bout de papier. Il venait d’avoir Martinelli en personne, et ce con de président lui avait annoncé, sur un ton jovial, s’amusant presque de la plaisanterie, qu’on avait sursis à son exécution – une mesure qui avait ému la majorité des professeurs, et en particulier Richard Olso qui s’était révélé son plus ardent défenseur. Pure magie. Sa chère sœur. Il voulait la remercier pour le mal qu’elle se donnait, une fois de plus, lui dire qu’il n’était pas dupe de ce soudain retournement venant de la part de Richard, mais compte tenu du climat que son fichu silence instaurait, il allait devoir remettre ses amabilités à plus tard, quand elle serait en mesure de les entendre.
Comment s’y prenait-elle, quel philtre utilisait-elle, comment parvenait-elle à obtenir ce qu’elle voulait ? Si elle ne couchait pas avec lui, comment le payait-elle ? Cette simple question le faisait frissonner. Non qu’il pensât qu’elle n’eût jamais fait aucune rencontre durant toutes ces années, qu’elle ne fût qu’une de ces vierges un peu toquées par cinquante années d’abstinence, mais avec Richard Olso, le contexte, le registre, était différent. Ce n’était pas un homme qu’elle avait rencontré dans un bar ou croisé dans une soirée. C’était l’homme qui lui avait soufflé les clés du département de littérature. Celui qui n’y connaissait pratiquement rien, qui n’avait pratiquement aucune oreille, qui ne vibrait pas à la magie de l’équilibre, mais vraiment un type d’un autre âge, adorateur de quelque vieux Goncourt dont personne ne se souvenait, de poètes empesés ou de jeunes talents exécrables, un lecteur lamentable, en tout cas, toujours à côté de la plaque, toujours du mauvais côté – comment pouvait-on être aussi aveugle à la lumière, comment pouvait-on être d’une telle pauvreté intérieure ? Renversant. Absolument renversant.
Penser aux différentes attentions que Richard Olso parvenait à obtenir de Marianne, même si elle n’appelait pas ça « coucher », l’indisposait, le blessait profondément – et qu’il en fût la cause n’arrangeait rien –, pour toutes ces raisons.
Quoi qu’il en fût, il était donc dispensé de libérer son bureau et c’était une chose appréciable. Le chaos qu’il anticipait avec terreur, le désordre total à la pensée duquel il pâlissait par avance, le bouleversement de son espace de 9 m2 – jusqu’à la vue sur le lac, entre les eucalyptus, sur une portion des Alpes enneigées, lointaines, qu’il avait presque faite sienne –, par bonheur, n’auraient pas lieu. L’alerte était levée. Il envoya un courrier à ses élèves afin de les prévenir de sa réintégration dans les murs de leur vénérable université – et leur demander de se plonger dans Nabokov, d’en étudier chaque page avec soin, sans plus d’explications, à moins qu’ils n’eussent des doutes sur la notion de justesse, de mécanique horlogère –, puis il s’accorda quelques jours de repos supplémentaire en compensation du stress que sa perte d’emploi avait induit.
Le matin, aussitôt que le soleil se levait, la température grimpait et l’on pouvait s’installer dehors, avec un pull et une bonne écharpe.
Penser à Myriam provoquait une sorte de pincement – qui pouvait se poursuivre assez longuement, à mesure que la journée avançait. Regarder un film avec Ben Stiller apportait quelque répit. Jusqu’au moment où il partit à sa recherche. N’y tenant plus. Leur baiser datait à présent d’environ une semaine, mais chaque minute, depuis, avait duré une éternité.
Il reprit ses cours et s’éclipsa en fin d’après-midi pour se rendre directement chez elle.
*
Il fuma une cigarette sur le trottoir d’en face. Plus tard, il en fuma une autre, allongé près d’elle, dans la pénombre de la chambre, ça ne la dérangeait pas. Fumer au lit lui arrivait parfois, déclara-t-elle. Il lui toucha la tempe, ses mèches que la transpiration avait collées. Elle était mince, presque maigre, mais d’une maigreur excitante. Des seins fermes et pointus, blancs et roses.
Puis il se leva sans un mot et se rhabilla dans un état second. Le jour commençait à filtrer entre les rideaux tirés. Elle ouvrit un œil mais resta sans bouger, observant comme il se coiffait d’une main songeuse, enfilait son caleçon, faisait jouer sa nuque – un parfait zombie.
Il se retourna sur le pas de la porte pour lui faire signe, mais Dieu sait ce qu’il regardait vraiment. Ses yeux étaient vides.
Il regagna la rue calme, encore endormie. Levant les yeux, il l’aperçut derrière sa fenêtre – une statue de Vierge enluminée, éclairée à la bougie, un tableau d’une beauté relativement effrayante. Il pressa le pas.
La fille de la cafétéria ouvrit pour lui. Il lui offrit une cigarette. Les premiers clients n’étaient pas encore arrivés. En terrasse, les tables étaient couvertes de rosée, les parasols luisaient. Le ciel devenait bleu. Des journaux étalés sur le bar, il ressortait que la fin du monde était proche – ce dont plus personne ne doutait tant les preuves s’accumulaient, tant l’inexorabilité de la chose était avérée. Quoi qu’il en soit, son horoscope était bon, la période était faste. Une rencontre n’est pas impossible. Ouvrez l’œil. D’ordinaire, il évitait les viennoiseries et les tartes pleines de sucre, mais il avait besoin de reprendre des forces tandis que ses œufs grésillaient en cuisine, que ses toasts grillaient. Il tendit la main vers les croissants tout en restant penché sur un article qui rappelait quelques conseils élémentaires à suivre en cas d’explosion nucléaire, dans l’hypothèse où la centrale du coin volerait en morceaux ou encore un laboratoire de l’armée. Restez cloîtré chez vous. Ne bougez pas. Attendez que l’on vienne vous porter secours. Ne prenez aucune initiative. Faites le 112. Etc.
Il ne referma pas sa main sur un croissant – sans doute à bonne et douce température, cette fois –, mais sur une autre main, sur des doigts, sur ceux de l’inspecteur qui avait enquêté sur la disparition de Barbara, celui-là même, comme il le découvrit en levant les yeux sur ce jeune type qui empestait l’après-rasage et lui offrait assurément – en dépit du côté forcé, artificiel, du résultat – son plus charmant sourire, interloqué.
Ils se pardonnèrent aimablement leur maladresse réciproque – l’inspecteur, quant à lui, avait été distrait par la lecture de ses messages.
Ils convinrent qu’une belle journée s’annonçait. Il s’était servi en premier, estimant que le plus vieux avait la priorité, et il trempait à présent le bout de son croissant dans son café, hésitant à quitter le comptoir pour se mettre à une table afin de déjeuner tranquillement. Mais il ne fallait pas oublier que ce type était un officier de police et personne n’avait envie d’envenimer ses affaires en déplaisant à l’un d’eux, aujourd’hui encore moins qu’hier, tant les droits du citoyen étaient bafoués, tant on avait affaire à des gens extrêmement ombrageux, chatouilleux, tout à fait disposés à vous jeter au fond d’une cellule sous le moindre prétexte.
La prison représentait le cauchemar absolu. Lorsqu’il y pensait, il préférait s’asseoir, le souffle court. Envisageait de se procurer des capsules de cyanure qu’il garderait sous la langue, plutôt que d’être enfermé. Le souffle lui manquait à cette simple évocation. Et qui prendrait soin de Marianne, s’il n’était plus là ? Qui s’occuperait d’elle ?
Il ne se sentait pas très frais dans ses vêtements de la veille, n’était ni lavé ni rasé, en sorte que, ne voulant pas faire trop mauvaise impression, il replia son journal afin de prêter attention à son compagnon qui avait commencé à l’entretenir de la météo pour les six prochains jours. Un sujet captivant – à moins de se laisser tenter par un séjour aux Antilles à la dernière minute, soldé à deux cents euros.
L’inspecteur devait avoir une trentaine d’années. Il était un peu gras. À l’entendre, ce n’était pas les croissants mais d’avoir arrêté la cigarette. L’alcool aussi, peut-être. Ou encore sa femme qui lui faisait un peu trop la cuisine, plaisanta-t-il. « On ne se méfie jamais assez des femmes, n’est-ce pas ?
— Je ne vous le fais pas dire, inspecteur. Je vous reçois parfaitement bien. »
Il mourait d’envie d’interroger l’inspecteur sur les raisons de sa présence dans la cafétéria du campus, de si bon matin, mais il se contenait. Il ne commettrait pas la moindre erreur. Il leva les yeux et sourit à la serveuse lorsque les œufs arrivèrent.
« Vous êtes un professeur, dites donc, bien matinal…, observa l’inspecteur en louchant sur les œufs frits.
— Non, c’est exceptionnel, répliqua-t-il. C’est heureusement exceptionnel, sinon je ne tiendrais pas la cadence. »
Il dut fixer l’inspecteur durant une bonne quinzaine de secondes avant que l’autre ne comprît et n’opinât en souriant. « Pardon, je ne voulais pas être indiscret.
— Vous n’êtes pas indiscret, inspecteur. Je ne suis pas choqué que vous fassiez votre boulot, croyez-moi. On voit bien que la criminalité augmente, dans ce pays. »
L’inspecteur fit un signe en direction de la serveuse pour lui indiquer qu’il désirait la même chose, des œufs frits à son tour. Pendant ce temps, l’endroit s’était rempli, deux autres filles étaient entrées en action et un second cuistot avait rejoint les cuisines.
L’inspecteur était là pour une affaire de drogue sur le campus, mais il gardait la disparition de Barbara en tête. « J’ai parlé à sa belle-mère, l’autre jour. Je lui ai promis que nous faisions le maximum, mais que voulez-vous que nous fassions ? Nous n’avons pas de corps, nous n’avons rien. Et le monde est vaste, vous savez. »
Il acquiesça aux propos de l’officier de police, qui à présent le dévisageait.
« Êtes-vous tombé dans l’escalier ? fit celui-ci. Vous n’êtes pas obligé de me répondre. Ce n’est pas un interrogatoire.
— Dans un escalier, non. C’est si moche que ça ?
— Non… C’est un peu jaune. Un peu bleu. Votre lèvre est un peu fendue.
— Un peu fendue ? Écoutez, des types m’ont flanqué une volée l’autre soir. Ils m’ont agressé sur le parking. Ils m’ont mis la tête au carré. Ne me demandez pas pourquoi. Qui sait même s’il y avait une raison. Aujourd’hui, des gens se font poignarder en pleine rue pour un oui ou pour un non, vous le savez aussi bien que moi. Inutile d’aller chercher une réponse à tout. Les gens deviennent de plus en plus dingues, dans l’ensemble. Non ? Vous ne trouvez pas ? Ils m’ont bien arrangé, en tout cas.
— Je sais. Nous sommes débordés. Je suis désolé. Mais ça devient ingérable. Le mal prend trop d’ampleur, dans ce pays. Si l’on ne peut plus sortir de son bureau et marcher jusqu’à sa voiture sans être passé à tabac par les détraqués du coin, c’est que ça ne va plus, c’est que ça ne tourne plus rond. Qu’est-ce qu’ils voulaient, selon vous ?
— Mystère et boule de gomme. »
Cette fois, il l’aperçut à l’entrée, alors même qu’il prononçait le mot « gomme », blanche, les cheveux défaits, immobile, les yeux braqués sur lui. Quelques heures plus tôt, il tenait encore cette femme dans ses bras, se livrait avec elle à toutes sortes de caresses intimes – du début de la nuit jusqu’au petit matin, sans guère de répit –, la prenait dans toutes sortes de positions, jusqu’à l’épuisement total, jusqu’à ce qu’ils jouissent une dernière fois, vers cinq heures du matin, archirepus, laminés, mais cela ne suffisait pas apparemment, cela n’empêchait rien à en juger par le violent désir qui le submergeait de nouveau. Son appétit pour elle s’aiguisait une nouvelle fois comme un rasoir, repartait comme une flamme de la braise, dans un souffle brûlant, en sorte qu’il se leva vivement, posa un billet sur le comptoir sans attendre sa monnaie, s’excusant d’un mot auprès de l’inspecteur et, manquant à la discrétion la plus élémentaire qui s’imposait dans une situation de cet ordre, il marcha droit sur elle, au mépris encore une fois de toutes les règles qu’il s’était toujours imposées, il écarta les gens devant lui et marcha droit sur elle, en plein jour. En public. Sous le nez d’un inspecteur de police – qui observait la scène avec un intérêt manifeste.
L’affaire se déroula dans le bâtiment de brique rouge avoisinant qui, outre la bibliothèque, abritait la salle polyvalente que l’on avait entièrement refaite, dotée d’un équipement ultramoderne et pourvue de toilettes auxquelles les étudiants n’avaient pas accès. Il la guida. Il ne se sentait pas très à l’aise avec l’idée qu’il la conduisait en un lieu qu’il avait utilisé deux ou trois fois par le passé, pour des raisons presque similaires, mais le désir le dévorait totalement à cet instant, plus rien d’autre ne comptait.
Le plus drôle était qu’il s’était préparé à cette éventualité, qu’il l’avait envisagée maintes fois, se préparant mentalement à y faire face, à tenir bon, et voilà qu’il succombait dès le premier assaut, voilà qu’il perdait tout contrôle – et donc tout moyen de se protéger – tandis qu’il entraînait Myriam vers les toilettes.
La veille au soir, une fois sa porte franchie, il ne s’était pas écoulé plus d’une minute avant qu’il ne la possédât – en conclusion d’un long baiser étourdissant –, en sorte qu’ils n’avaient guère eu l’occasion d’échanger plus de quelques mots depuis qu’ils étaient devenus amants, s’il faisait le calcul.
Et voilà que les choses recommençaient. Comme si la parole venait à leur manquer dès qu’ils se trouvaient face à face. Ils dévalèrent les marches qui descendaient vers la scène puis bifurquèrent en direction des lavabos sans desserrer les dents. Jamais. Jamais. Jamais il n’aurait cru qu’un désir de cette taille puisse exister, qui puisse à ce point l’engloutir. Ils n’y allaient pas, ils y couraient. De véritables collégiens. D’insatiables jeunes chiens fous. Un miracle que leur chemin n’en croisât pas d’autre, celui d’une femme de ménage munie d’un seau, par exemple, ou d’un électricien errant.
Pendant qu’il soufflait, elle posa la main sur son épaule et en profita pour ôter sa culotte en dansant sur une jambe puis sur l’autre. Après quoi, elle retroussa sa jupe.
Il lui tardait de pouvoir l’inviter à déjeuner afin d’apprendre à la connaître, de découvrir qui elle était, quel genre de livre elle lisait, bla-bla-bla, de parler avec elle, et lui dire à voix basse à quel point tout cela était nouveau pour lui, à quel point il se sentait excité par ce nouveau continent, cette contrée stupéfiante et vierge qu’elle ouvrait devant lui, mais l’occasion n’allait pas se présenter demain, visiblement. Les choses ne prenaient pas le chemin de la promenade en barque, propice au bavardage.
Mais sans doute fallait-il faire preuve de patience, dans ce contexte, et accepter ces rencontres silencieuses qui pouvaient d’ailleurs se révéler la marque de relations adultes, de celles que l’on nouait avec des femmes adultes et pas avec des jeunes filles, justement, témoigner de ce cran au-dessus que l’on franchissait en se hissant aux côtés des premières, en étant accepté par elles, accepté dans leur jeu, admis dans la place en qualité de partenaire honorable. Peut-être, dans un premier temps, le silence était-il indispensable à l’éclosion de telles aventures. Peut-être fallait-il aussi le considérer comme la mouche de la truffe, peut-être signalait-il la présence d’une affaire sérieuse, en tout cas engagée sous de favorables auspices.
Quand ils eurent fini, ils s’écoutèrent souffler l’un et l’autre. Il était toujours agréable de revenir à la vie. Puis ils remirent de l’ordre dans leurs tenues respectives. Se lavèrent les mains. Échangèrent un regard muet, en les séchant, par miroir interposé.
Il riait au fond de lui en repensant aux deux ou trois étudiantes qu’il avait entraînées ici. Quel chemin parcouru, aujourd’hui, quel bond en avant, songeait-il. N’avait-il pas, au plus fort de l’affaire, poussé un faible gémissement et tremblé durant presque une minute contre elle après avoir déchargé ? Avait-il jamais rien connu de semblable ? Au fond, il n’était qu’un enfant.
Il l’avouait. Il n’y connaissait rien avant aujourd’hui. Il venait au monde aujourd’hui. Il se souvenait que l’une de ses conquêtes d’alors avait un faible pour les toilettes, pour l’odeur des toilettes, et qu’il trouvait ça du dernier cri en matière de maturité sexuelle. Il gloussa mentalement.
Il plaignait l’homme qu’il avait été jusqu’à présent, la pauvreté de son existence. Il haussa vaguement les épaules puis alluma une cigarette. Lui demanda si elle en voulait une. Elle acquiesça. Il déclara qu’il serait heureux de lui offrir un café. Elle accepta. Il hocha la tête.
Ils retournèrent à la cafétéria – il fit littéralement un bond lorsque leurs doigts, comme ils marchaient côte à côte, s’effleurèrent, ce qui au moins la fit rire. La lumière du jour montait en intensité, le soleil allait bientôt surgir au-dessus des crêtes. Les étudiants qu’ils croisaient avaient encore des visages endormis, le gazon était encore humide, la langue de brume qui s’effilochait sur le lac semblait provenir de quelque mue mystérieuse et molle tombée sur terre durant la nuit.
Ils pénétrèrent ensemble dans la salle. Franchement, il ne connaissait pas de meilleur moyen pour s’attirer toutes sortes d’ennuis. Un véritable ravissement.
Richard Olso lui expliqua dès le lendemain à quel point étaient mal vus les rapports un peu trop amicaux qu’entretenait certain professeur avec la belle-mère de cette élève disparue, cette petite Barbara dont on était toujours sans nouvelles.
Il écouta sans rien dire, se demandant comment de telles choses étaient possibles. Parfois, lorsqu’il considérait Richard Olso, l’examinait de la tête aux pieds, fixait sa vilaine figure, sa ridicule barbiche, comme à cet instant, le sacrifice de Marianne prenait toute sa valeur. La pauvre. La pauvre. Mais aussi, il ne lui avait jamais rien demandé de la sorte. Il n’aurait jamais pu lui demander une telle chose. Personne ne lui avait rien demandé. Il ne pouvait pas prendre cette charge sur ses épaules. Il ne pouvait assumer ça. Hors de question. D’ailleurs, elle n’était pas très claire, de son côté. Elle ne pouvait pas le regarder en face quand il remettait la question sur le tapis. Elle n’avait jamais formellement admis que Richard lui déplaisait, jamais réellement, pas une fois, cet air faux cul qu’elle avait en disant non, pas du tout, secouant vivement la tête, alors que ça crevait les yeux, alors qu’à l’évidence elle était loin d’être insensible à l’intérêt qu’il lui portait.
Richard Olso se plaignit qu’il ne l’écoutait pas. « Écoutez, mon vieux, je vais bientôt ne plus savoir par quel bout vous prendre, vous savez. Marianne le sait. Je ne pourrai pas toujours intervenir. Mais qu’est-ce qui vous prend de tourner autour de cette femme, vous le faites exprès, ou quoi ? Dites-moi, c’est la seule que vous avez trouvée ? Vous êtes sûr d’avoir bien cherché ? » Il se formait une tache lumineuse au cœur de l’océan noir que constituait le fait d’être viré de son travail, et ce gisement de lumière provenait d’un sentiment de liberté retrouvée, de ne plus avoir à subir aucune oppression, d’aucune sorte, d’où qu’elle vienne, de n’avoir plus personne au-dessus de soi. En dehors du Tout-Puissant. Malheureusement, il n’était pas viré et Richard Olso restait son supérieur.
Quoi qu’il en soit, il n’avait pas l’intention d’étaler leur relation au grand jour. L’épisode de la cafétéria, il en était conscient, ne procédait pas d’un comportement très malin, très responsable de sa part. S’afficher avec elle en public. Se montrer pratiquement au bras d’une femme. Lui. Un homme dans sa situation. Non qu’il regrettât cette bravade, certainement non, car il en avait goûté chaque instant, chaque minute, mais il ne pouvait pas se permettre de jouer avec sa sécurité, il ne pouvait pas s’offrir ce luxe.
Il devait réactiver les protections autour de lui. « Très bien, Richard, je vais vous faire une promesse. Vous n’allez plus entendre parler de cette histoire. Je vous promets une discrétion totale. Aucune rencontre sur le campus et même aux alentours. Aucun remous. Aucune vague. Est-ce que ça vous convient ?
— Marc, je ne suis pas votre ennemi, est-ce que vous le savez ?
— N’importe quel homme qui tourne autour de ma sœur est mon ennemi. Je plaisante.
— Nous pourrions faire bon ménage, vous et moi. Mais ça ne semble pas vous être venu à l’esprit.
— Ça ne semble pas m’être venu à l’esprit ? Vraiment ?
— J’ai envie de faire un barbecue, dimanche. Vous viendriez ?
— Si je viendrais à votre barbecue ?
— Oui, c’est exactement ça.
— Dimanche ? Ce dimanche ? »
Quand il en parla à Marianne, elle retrouva subitement la parole et l’interrogea à propos de ce bruit qui courait sur cette femme et lui.
« N’écoute pas ce qu’on raconte, lui dit-il. Je n’ai rien fait d’autre que de boire un café avec elle. Ça va. Ça ne devrait pas m’envoyer en enfer. Ça va. Ne commençons pas.
— C’est un peu commode, non ?
— Il ne s’agit pas de savoir si c’est commode ou non. Il s’agit de refuser un affrontement qui n’a pas lieu d’être.
— Un affrontement ? Quel affrontement ? Toi et ta putain pouvez bien crever la gueule ouverte. »
Sur ces mots, elle s’esclaffa. Il lui tendit un verre de vin blanc et se tourna vers le crépuscule qui orangeait l’horizon avec de la poudre. Les histoires circulaient vite, se diffusaient presque instantanément. Leur incursion dans les toilettes de la salle polyvalente et le solide petit déjeuner qui s’était ensuivi – ils avaient fait main basse sur un panier garni de croissants frais en attendant les œufs et les gaufres qu’ils avaient commandés – ne dataient que de la veille, mais la rumeur, sur le campus, qu’un professeur de littérature appliquée frayait avec la femme d’un soldat envoyé en Afghanistan, courait déjà sur toutes les lèvres.
Il était bien placé pour savoir ce que Marianne ressentait pour la raison qu’il l’avait éprouvée cent fois lui-même, cette peur de l’abandon, cette abominable peur d’être abandonné, de ne pouvoir prétendre à aucun secours – mais c’était lui, le garçon, elle était l’aînée mais c’était lui, le garçon, aussi devait-il montrer l’exemple, quitte à serrer les dents un peu plus fort lorsque les ennuis arrivaient – et ils n’avaient jamais tardé, aussi longtemps que leur mère avait dirigé les opérations.
Il n’avait bien entendu aucune intention de faillir à son rôle vis-à-vis de sa sœur. Sa propre santé en dépendait. Ne lui avait-il pas épargné, dans une large mesure, l’existence de ses aventures passées ? Ne s’était-il pas montré le plus discret des hommes ? Lui avait-il fourni quelque sérieuse raison de voir sa position menacée ?
Il s’assit près d’elle et lui massa les pieds. Il se sentait en grande partie persuadé qu’il ne fallait rien changer à tout ça, qu’ils avaient miraculeusement réussi à atteindre une sorte d’équilibre – mais quel équilibre, quel monstrueux équilibre. Tant de fragilité sidérait. Tant de faiblesse déconcertait. Rares étaient ceux qui avaient parié que le frère et la sœur parviendraient à reprendre pied, un jour. Et qu’ils en fussent là où ils en étaient aujourd’hui, si l’on mesurait le chemin parcouru, forçait le respect de ceux qui connaissaient l’histoire.
Il aurait fallu tirer un trait sur tout ça ? Sur des instants comme celui-ci ? Ne vivaient-ils pas ce qu’ils s’étaient promis l’un à l’autre, au plus fort de leurs épreuves ? Ne connaissaient-ils pas enfin la paix, la satiété, la liberté, tout ce qu’ils avaient jamais souhaité, tout ce vers quoi ils avaient jamais tendu ?
« Tout va bien, dit-il.
— Tout ne va pas bien, évidemment. Tu n’es pas obligé de dire n’importe quoi, c’est très agaçant. »
Il reposa les pieds de Marianne et s’alluma une cigarette. L’an passé, ils avaient investi dans ce canapé haut de gamme, incroyablement confortable et spacieux – un pauvre type avait follement fait monter les enchères mais ils avaient tenu bon, ils avaient eu ce fils de pute aux alentours de trois heures du matin et étaient devenus propriétaires de cette folie pour environ dix fois le prix d’un canapé normal, mais ils ne le regrettaient pas un instant, tout comme l’acquisition de leurs literies respectives qu’ils avaient choisies avec soin après avoir visité à peu près la totalité des boutiques en ligne de la planète, il se souvenait de leur excitation à l’idée de posséder chacun leur lit et les oreillers, les draps, les couvertures qui allaient avec. Il s’adossa. Songeant qu’il fallait avoir dormi longtemps par terre, à même le sol et durant des années, pour apprécier pleinement la qualité du siège sur lequel il était installé.
Il s’y était arrêté un soir avec une étudiante – ils avaient profité d’une grève sauvage qui paralysait le pays tout entier et bloquait Marianne pour la nuit au fond d’une province –, et l’expérience avait été concluante. Le rembourrage n’était pas tout. Outre la qualité des ressorts et la densité de la mousse, également admirables, le contact du cuir qui l’habillait – un magnifique chevreau épais et souple, troublant – rendait tout chose, à en croire l’étudiante, pour peu qu’on s’y étendît nu et qu’on y tortillât plus ou moins les fesses avec soin.
« Écoute-moi, lui dit-il – et elle s’interrompit dans la contemplation de ses orteils pour lever les yeux sur lui –, écoute-moi, écoute-moi bien, premièrement, tu n’as aucune inquiétude à avoir et tu n’en auras jamais de mon côté, je ne pensais pas qu’il était nécessaire de te le rappeler, tu peux dormir tranquille. Tu es ma sœur, je t’aime. D’une part. Maintenant, pardonne-moi, mais laisse-moi te faire remarquer, d’autre part, que je ne te fais pas toute une histoire à propos des rapports que tu entretiens avec ce con, de mon côté. Je pourrais, mais je ne le fais pas. Tu crois sans doute que ça me fait plaisir de te voir sortir avec ce…
— Sortir ? !
— Marianne, s’il te plaît. Qu’importe le nom qu’on lui donne. Et puis merde, appelle ça comme tu veux. En tout cas, je n’irai pas à son barbecue. Je n’irai pas manger des saucisses et m’enfumer dans son arrière-cour. Très peu pour moi. Tu pourras tranquillement t’occuper de lui. Remercie-moi. »
Elle attrapa une pauvre statuette qui se trouvait à portée de main et la projeta violemment sur le sol où elle se fracassa en mille morceaux.
Il s’agissait d’une Sainte Vierge qui changeait de couleur avec le temps, comme il s’en vendait des centaines de milliers à Lourdes. Il faisait nuit, à présent. Leur père avait toujours encouragé leur mère à casser de la vaisselle plutôt que de ravaler sa colère, mais elle ne s’y était pas souvent résolue et le résultat était connu.
Au moins, Marianne cassait – et lui-même associait le bruit du verre, de la porcelaine brisés, de l’objet mis en miettes, à une libération, au tonnerre qui n’annonçait pas l’orage mais suspendait soudain les gouttes et ramenait le ciel bleu, conjointement au silence.
Il préférait quant à lui la marche – rapide, à travers bois – et le hurlement qui survenait quand il s’estimait suffisamment éloigné et seul, et le rugissement surgissait hors de lui comme le flot de sang d’un gros animal blessé. À chacun sa méthode. Sa mère aussi était du genre à crier, à se tordre les mains, à se rouler par terre, à s’arracher les cheveux. Par plaques entières. Au point qu’on aurait dit, parfois, qu’elle avait attrapé la teigne.
Il s’était longtemps demandé si le changement de couleur de la Vierge devait être considéré comme un miracle, ou au moins proposé comme tel, et il pensa qu’il ne la verrait plus et se rendit compte qu’il s’y était habitué et y jetait un coup d’œil au moins une fois par jour. Jusqu’à maintenant.
Les débris les plus fins brillaient sur le sol comme de la neige, du sucre pulvérisé. Il se leva et prépara un feu tandis qu’elle balayait les plus gros morceaux dans une pelle – si l’on pouvait appeler ça une pelle. Il ne regrettait pas de s’être montré aussi abrupt envers elle. Ce qu’elle acceptait de Richard, pour quelque raison que ce fût, se devait de lui être dûment compté, d’une manière ou d’une autre. Ce qu’elle aurait accepté de quiconque n’aurait sans doute pas été très agréable à imaginer pour lui, c’était entendu, mais Richard Olso était le pire d’entre tous. Il l’emportait sur tous les tableaux, sur toute la ligne. Aussi bien manquait-il une loi pour de telles sœurs, invraisemblablement capables d’aller vous dénicher le chien le plus galeux de tout le pays, l’amoureux le plus minable à cent lieues à la ronde, le parfait trou du cul destiné à vous gâcher la vie pour des siècles. Il manquait une loi sévère. Mieux valait avoir un frère, dans tous les cas. Mieux valait faire simple.
Le sien, celui qu’il aurait dû avoir, était mort-né – ou presque, il n’avait survécu que quelques jours. Ce frère était son grand regret. Ce frère aîné qui aurait au moins partagé son fardeau, qui aurait rendu la vie plus facile – et empêché que toute la suite n’arrive, pourquoi pas ? Combien de fois en avait-il rêvé ? Combien de fois l’image de ce frère l’avait-elle gardé en vie – quand il était au plus bas, copieusement molesté, humilié ou privé de nourriture, le moral en berne ?
Le simple fait de penser à ce frère éclaira son visage d’un aimable sourire tandis que les flammes commençaient à danser sur les murs.
Marianne ajouta quelques encens. C’était une chance qu’il eût l’esprit occupé par une autre femme car sa sœur, s’allongeant de nouveau sur le canapé, offrit à l’assistance le violent spectacle de son fond de culotte – ivoire, satiné. Une chance qu’il pensât exclusivement à une autre femme cependant que Marianne conservait sa pose impudique, plus ou moins innocente – ses longues jambes nues, ses cuisses blanches, sa jupe à demi troussée, le doux jet d’âcre fumée qu’elle propulsait rêveusement vers le plafond.
« Je sais comment en trouver une autre, déclara-t-elle.
— Vraiment ? De quoi parles-tu ?
— De la Sainte Vierge. D’accord ? J’en achèterai une autre.
— Très bien. Prends-en deux. »
*
L’alcool attirait les étudiants et Richard les avait assurés que le bar serait garni – de même qu’il avait assuré les membres du corps enseignant que la chère serait bonne et leur absence impardonnable.
N’importe quel directeur de département organisant une fête était sûr de n’être point boudé, en règle générale, mais il l’était moins encore lorsque le président en personne faisait le déplacement en compagnie de son épouse et buvait votre champagne et dévorait vos grillades. Le jardin de Richard était passablement envahi. Le bougre profitait d’une belle journée de printemps et son barbecue ronflait – au moins ce type était-il doué pour cuire des saucisses et du blanc de poulet.
Il faisait bon, les femmes portaient des sandales. Marianne et lui firent leur apparition au moment où Richard mettait en route une nouvelle fournée de brochettes.
« C’est un plaisir de vous avoir, Marc, vous et votre sœur. J’espère que vous le savez. J’espère qu’il n’y a pas de malentendu à cet égard.
— Non, tout va bien. Vous me conseillez quoi ? Du pas trop gras, si possible.
— J’ai ce qu’il vous faut. Goûtez-moi ça.
— Vous croyez ?
— Approchez-vous, Marc, laissez-moi vous dire une chose. Je peux vous faire une confidence ?
— Non, Richard, j’aime autant pas. Je préfère vous le dire tout de suite. Je ne veux pas me retrouver détenteur des confidences de qui que ce soit. N’y voyez rien de personnel. Je ne veux pas de cette responsabilité-là. Je suis somnambule. Demandez à Marianne. Je parle en dormant. Je me promène et je parle. C’est aussi simple que ça. Pour le confidentiel, mon pauvre ami, gardez-vous bien de frapper à ma porte. Comme confident, je ne vaux rien. »
Derrière eux, quelques professeurs s’esclaffèrent à la vue d’une poignée de bambins qu’ils avaient amenés et qui s’affrontaient en grimaçant au pistolet à eau. Richard retourna quelques côtelettes en souriant.
« Marc, je voulais juste vous dire que j’appréciais votre venue. Vous savez, je suis conscient des efforts que vous faites. Je me mets à votre place. Je n’ai jamais eu de sœur, mais j’essaie de me mettre à votre place.
— C’est aimable à vous. Ça me réconforte. En tout cas, c’est très réussi, votre petite fête. Vous n’auriez pas de la moutarde anglaise, des fois ? »
Une demi-douzaine d’étudiants plus ou moins réquisitionnés s’affairaient d’un groupe à l’autre pour servir et veiller à ce que les enfants dont on avait lâché la bride avec soulagement n’allassent pas saccager l’intérieur de la maison, ouvrir le gaz, ou s’enfermer dans un placard ou ficher le feu – Richard savait tirer parti du poste qu’il occupait et n’avait aucun mal à trouver de la main-d’œuvre. Parmi eux, Annie Eggbaum. Il ne la remarqua qu’au moment où il fut plaqué contre elle, comme ils voulaient passer ensemble, venant de sens inverses, entre deux tables. Durant une seconde, ils restèrent collés l’un contre l’autre.
« Tiens, Annie, c’est vous ? » fit-il en gardant ses mains bien en vue.
Elle prit un air sombre.
Un peu plus tard, comme il s’extrayait d’un groupe qui comptait saisir le Parlement européen à propos du port du voile à l’école, elle se planta devant lui et lui demanda, les joues roses de colère, ce qui n’allait pas chez lui.
En plus de vingt ans de carrière, il n’avait jamais vu ça, un tel comportement, un tel manque de respect. Une telle insolence, une telle effronterie. Il avait beau avoir le double de son âge, elle le secouait sans ménagement, le poussait dans les cordes.
Il jeta un coup d’œil furtif autour d’eux et l’invita à parler moins fort.
« C’est quoi votre problème, hein, dites-moi ! » s’emporta-t-elle.
Sur le coup, il pensa qu’il faudrait sans doute l’étrangler pour qu’elle se taise, car non seulement elle ne baissait pas la voix mais son organe s’élevait à présent dans les aigus. Faute de quoi, il la saisit fermement par le coude et l’entraîna en souriant à l’écart.
« Nom de Dieu, mais vous êtes folle, fit-il entre ses dents. Qu’est-ce qui vous prend ? C’est pour cette histoire de cours ? C’est pour ça ?
— Vous savez bien que c’est pas pour ça, lui retourna-t-elle d’une voix sifflante, arrêtez de faire l’andouille.
— Pardon ?
— Vous m’avez parfaitement entendue.
— Attendez, ça ne va pas du tout. Annie, ça ne va pas aller si vous le prenez sur ce ton. Vous êtes toute rouge. Vous avez attrapé une insolation ? »
D’un geste brusque, elle libéra son avant-bras qu’il tenait encore fermement. « Vous me faites mal.
— C’est possible. Vous voyez ces marques sur ma figure ? C’est moi qui vous fais mal ? Vous vous foutez de moi ? »
C’était son tour à présent de frémir de colère car non seulement elle risquait d’attirer l’attention sur eux mais il sentait venir, par sa faute, une de ces migraines carabinées dont il avait le secret. Il plissa les yeux et ajouta : « Faites-moi un scandale, Annie, et je vous jure que vous me le paierez cher, faites-moi confiance.
— Alors ayez un peu de respect pour moi.
— Hein ? J’ai beaucoup de respect pour vous. Ne vous inquiétez pas. Si c’est ça qui vous inquiète, je vous rassure. »
Elle le considéra sans un mot durant de longues secondes. « Vous ne vous rendez pas compte, c’est ça ? Est-ce que c’est possible ? Non mais, vous flirtez avec moi, vous me baratinez à mort, vous me donnez rendez-vous, vous me caressez les seins, et puis plus rien ? Vous trouvez ça normal ?
— Vous caresser les seins ? Non mais, attendez…
— Quand nous étions sur cette banquette.
— Oh, je vois. Vous appelez ça vous caresser les seins ? J’ai rattrapé le sucrier, voilà ce qui s’est passé.
J’ai rattrapé ce damné sucrier avant qu’il ne se renverse, voilà tout. »
Il retourna à l’intérieur à la recherche de Doliprane®. Elle le suivit. « Écoutez, Annie, soyez gentille. Laissez-moi tranquille, à présent. Revoyons-nous demain à la fin du cours, si vous voulez. J’aurai une proposition très intéressante à vous faire, au sujet de ces cours particuliers. Du solide. Mais entendons-nous bien, Annie. Je ne peux pas m’engager à faire de vous un écrivain. Personne n’a ce pouvoir. Que l’on soit bien d’accord. Je peux vous apprendre tous les trucs et toutes les ficelles, je peux vous aider à tenir le crayon, à griffonner quelques dessins, mais c’est tout ce que je peux faire. Je ne suis pas magicien, d’accord ? Prenez une recette. Est-ce que disposer de tous les ingrédients suffit ? Bien sûr que non. Il faut la grâce. Votre père pourra m’envoyer ses copains une fois encore. Ça n’y changera rien. La chose dont nous parlons n’est pas monnayable. Si ça l’était, il y a longtemps que j’aurais fait mes économies, Annie. Je ne serais pas là en train d’enseigner la littérature, je serais en train de la faire. Vous devez bien le comprendre. »
Elle le dévisagea une nouvelle fois. « Écoutez. Laissez-moi vous dire une chose. Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, justement. Je veux simplement savoir pourquoi je vous déplais. Je veux savoir ce qui ne va pas. »
En dehors de quelques étudiants un peu saouls qui s’étreignaient à tour de rôle et ne leur prêtaient aucune attention, ils étaient seuls dans la pièce. « Annie. Bon. Si vous êtes là pour aiguiser mon mal au crâne, dites-le. Dites-le tout de suite. Ça nous fera gagner du temps. Aidez-moi plutôt à chercher de l’aspirine. Vous savez ce qui serait bien ? Ce serait que nous nous serrions la main.
— Allez vous faire foutre.
— C’est bien. Au moins c’est franc. »
Ils ouvrirent quelques placards, quelques tiroirs. « Pourquoi vous m’avez fait ça ? » demanda-t-elle en lui tendant une plaquette d’aspirine dénichée derrière un compotier. Il la remercia d’un léger signe de tête. « On devrait toujours en avoir sous la main », observa-t-il en s’emparant d’une bouteille d’eau. Il avala ses cachets. « Annie, réfléchissez une minute. Vous savez ce que je risque si l’on m’accuse d’avoir une relation avec une élève ? Regardez-les, fit-il en indiquant le côté ombragé du jardin où se tenaient les membres du corps enseignant et leurs conjoints. Qu’est-ce que vous en pensez ? Combien de temps me donneriez-vous avant de voir ma tête rouler dans la sciure ? Sans doute ne serais-je pas jugé avec autant de dégoût qu’un vieux prêtre pédophile, mais ce serait tout juste, croyez-moi. Regardez-les. »
Il baissa la tête. « L’idéal serait que nous sortions séparément. Que nous en restions là pour aujourd’hui. Que nous reparlions de tout ça plus tard, à un moment et à un endroit plus appropriés, vous voulez bien ? Je ne suis vraiment pas en état. Vous seriez formidable.
Je me suis conduit si grossièrement vis-à-vis de vous que je n’ai guère de raisons d’espérer de votre part…
— Embrassez-moi. Prenez-moi dans vos bras et embrassez-moi.
— Annie, Annie, Annie, soupira-t-il. Je crois que vous ne m’avez pas très bien compris.
— Faites-le tout de suite. Vous avez trois secondes. Ensuite, le marché ne tiendra plus. »
Il referma aussitôt ses mains sur les épaules d’Annie Eggbaum – qui n’était sans doute pas d’une grande beauté mais habitait un corps tout à fait désirable – afin de l’empêcher de mettre sa menace à exécution – voire de crier à l’agression sexuelle si l’idée lui traversait la tête, car il avait bien conscience d’avoir affaire à une étudiante déterminée, chose relativement rare, d’autant que la détermination comptait au nombre des qualités indispensables à la carrière d’un écrivain, mais cela dit, il en fallait beaucoup d’autres.
Il grimaça. « Que je vous embrasse comment ? Sur la bouche ? C’est ce que vous voulez ?
— En même temps, serrez-moi dans vos bras.
— Annie, fit-il en la secouant légèrement, réveillez-vous. Nous ne sommes pas la nuit, en pleine campagne. Nous sommes entourés de gens. Ouvrez les yeux. C’est un champ de mines, pour moi. Autant me plonger la tête dans un essaim d’abeilles. Martinelli est là. Le président en personne. À moins d’une vingtaine de mètres. Vous voulez me tuer ?
— D’accord. Allons dans une chambre.
— Comment ? Non, je préfère que nous restions ici. Nous allons le faire ici. À Dieu vat !
— Vous allez y arriver ?
— Je vais faire mon possible. »
Il s’y résolut. Mieux valait se couper une main que le bras. Aussitôt, elle lui plongea sa langue dans la bouche. Il en profita pour la saisir à la taille et pivoter avec elle pour ne plus se trouver en vitrine.
Il y avait des corvées plus rudes, des tâches plus rebutantes. Annie se collait à lui comme si elle désirait exécuter un moulage de son corps avec le sien. Elle lui caressait également la nuque avec conviction et lui palpait l’entrejambe. Il fut un temps où il aurait apprécié une telle véhémence, une telle approche – quelqu’un avait mis Focus Please de Be My Weapon, ce must, et les cheveux d’Annie sentaient très bon –, mais ce temps-là lui semblait déjà loin, ce temps appartenait à une autre époque. Par chance, il avait pu reculer jusqu’au mur et s’y était adossé in extremis – une seconde de plus et il partait à la renverse avec elle.
Il tâcha de faire preuve du maximum d’entrain durant l’accomplissement de l’exercice, mais le cœur n’y était pas vraiment. Pour donner le change, il lui passa une main sur les fesses, pressa son bas-ventre contre le sien. Ces gestes n’étaient pas compliqués à exécuter et il vit qu’elle y était sensible. Sa migraine ne s’était pas envolée, mais elle n’avait pas empiré, de sorte qu’il se pliait tout de même à la manœuvre d’un cœur égal. Il lui mordilla les lèvres. Un plus.
Au fond, il s’en sortait bien. Il se sentait un peu chahuté, mais s’il se tirait ainsi de cette regrettable rencontre, si c’était là son gage, il s’estimait globalement satisfait. Sans doute l’alerte avait-elle été chaude, mais il l’avait gérée au mieux – réactif au danger et souquant ferme pour ne pas être chaviré – et il allait en recueillir les fruits. C’était une bonne leçon, quoi qu’il en fût. Il ne fallait jamais relâcher son attention. Celui qui relâchait son attention était mort. Et lui davantage qu’un autre, eu égard aux épreuves qu’il avait connues.
Une bouteille roula sur le parquet. La rumeur du dehors leur parvenait à peine – double vitrage asymétrique rempli d’argon. Il vit passer quelques langues de fumée bleue en provenance du barbecue qui empestait à présent tout le voisinage. Dans le fond de la pièce, la petite bande d’étudiants semblait avoir atteint un état d’hébétude avancé, ce qui d’ailleurs arrangeait ses affaires. Pendant ce temps, les aiguilles de l’horloge tournaient et Annie continuait de ferrailler avec une âpre résolution dans sa bouche, sans montrer le moindre signe de fatigue, sans laisser entrevoir que ce baiser aurait une fin.
Lorsqu’il voulut la repousser, elle s’accrocha de plus belle. « Allons, soyez raisonnable, fit-il en cherchant à desserrer l’étau qu’elle refermait autour de son cou. Ne faites pas l’enfant, voulez-vous. Une parole donnée est une parole donnée. Je plaisante avec beaucoup de choses, Annie, mais pas avec ça. Un baiser, c’est ce que vous avez demandé et c’est ce que vous avez eu. C’est ce que nous venons de faire, non, il me semble. »
Ce petit jeu pouvait finir par lui coûter cher – quelqu’un pouvait entrer d’une seconde à l’autre. Il tira plus fermement sur les bras d’Annie qui se raidit davantage encore. « Écoutez, c’est bien simple, comment pourrai-je dès lors vous faire confiance ? Comment vais-je faire, au cas où nous serions amenés à nous fréquenter, si vous me jouez ce genre de tour à la première occasion ? »
Il tira. Elle résista. Elle avait à l’évidence le caractère bien trempé de son père. Il accentua sa pression. Elle grimaça. Il tordit un poignet. Une autre jeune femme qu’il avait connue refusait chaque fois de sortir du lit, catégoriquement, si bien qu’il fallait l’attraper, l’amener au bord du matelas et la faire dégringoler par terre pour qu’elle consentît à se rhabiller. Cela y ressemblait un peu. Ces scènes que les femmes pouvaient faire. Hallucinant. Dommage que leurs issues se révèlent si souvent fatales, songea-t-il en la détachant de son cou qu’elle avait fini par sérieusement endolorir. Dommage qu’elles se terminent si souvent mal.
« Calmez-vous, reprit-il. Nous reparlerons de tout ça demain, Annie. En tout cas, ce baiser, c’était de la dynamite.
— De la dynamite ?
— Oui, exactement. Boum. Nous allons reparler de tout ça. Promis. Mais pas maintenant. Demain. D’accord ? »
Elle le regarda par en dessous.
« Allez-y. Sortez la première, fit-il en la mettant dans la bonne direction. Je vous dis à demain, Annie. Maintenant, sauvez-vous. »
Il la regarda se mettre en route – après qu’il lui eut administré une de ces légères claques sur les fesses si terriblement mal vues en général. Au moment de passer la baie, elle se retourna. « De la dynamite, articula-t-il en levant le pouce. Tout va bien, Annie. »
Il avait eu chaud. Maintenant qu’il la voyait retourner au monde et se fondre parmi l’assemblée, le voile glacé de la frayeur – celui-là même – lui glissa un instant sur les épaules, rétrospectivement. La vérité était qu’il avait frôlé le précipice. Voilà la vérité. Il avait frôlé la mort, voilà la vérité. Il en était essoufflé. Dieu savait dans quel pétrin il nagerait à présent s’il n’avait pas eu les réponses adéquates et instantanées aux problèmes que posait Annie. Dieu savait dans quel terrible vortex il continuerait de tomber sans fin à cette heure, et quelques autres avec lui.
À cette vision, sa migraine se réveilla. Il avala de nouveau deux ou trois comprimés et trouva un lavabo pour se rafraîchir le visage, et aussi la nuque.
Sentir passer le vent du boulet constituait une expérience à la fois riche et violente, proche de l’orgasme, qui pouvait se comparer au saut en parachute, à ce que l’on prétendait. Il s’aspergea encore un instant puis regagna le jardin à son tour, en prenant un air décontracté – sans remarquer le moindre regard insistant sur lui, ni même particulier.
Marianne lui demanda où il était mais elle n’écouta guère la réponse qui semblait ne la préoccuper que très moyennement. En ce début d’après-midi, le soleil brillait d’un immense éclat et les places à l’ombre étaient les plus prisées et donc les plus encombrées, ce qui rendait improbable d’y trouver la paix à laquelle il aspirait – et dont il avait besoin pour se remettre.
Richard Olso habitait un quartier tranquille, arboré, où chaque famille devait être en possession d’une demi-douzaine de véhicules si l’on en jugeait par la quasi-impossibilité de se garer dans les parages en dehors d’un miracle. Se glisser discrètement dehors ne fut rien, se redresser dans la rue. Mais se souvenir de l’endroit où il avait parqué la Fiat le mit à la torture en raison de la terrible lumière qui tombait du ciel – vibrionnante et blanche – et malgré les cinq ou six grammes d’aspirine qu’il avait avalés.
Il quadrilla les alentours du mieux qu’il put, d’une démarche hésitante, sans rencontrer âme qui vive pour lui dire où il se trouvait.
Il erra durant un bon quart d’heure, désorienté par la pression à hauteur de ses tempes – la sourde, la souterraine pulsation du sang –, de même que par l’abondante lumière qui se déversait du ciel et obligeait à cligner des yeux faute d’avoir oublié ses lunettes de soleil dans la boîte à gants.
Son premier soin, justement, fut de les chausser aussitôt qu’il prit place à l’intérieur de son véhicule. Et quel soulagement, dans un premier temps. Quel soulagement de pouvoir baisser la lumière, de pouvoir l’adoucir dans une certaine mesure. Il serra longuement ses mains sur le volant, ferma les yeux, baissa la tête, puis il démarra et s’éloigna péniblement – il se déportait invariablement à gauche, frôlant l’autre file qui klaxonnait, ou passait juste après l’orange, ce qui provoquait la même réaction et lui vrillait les tympans.
Tant et si bien qu’il se mit à saigner du nez. Une femme, à un feu rouge, l’observant avec une grimace de dégoût mêlé d’effroi, lui fit comprendre que quelque chose n’allait pas. Il se jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et découvrit le sang qui coulait sur son menton – et roulait sur le devant de sa chemise. On le klaxonna violemment car le feu était passé au vert sur l’avenue et il ne bougeait pas – occupé qu’il était à fébrilement fouiller ses poches dans l’espoir d’y trouver un mouchoir ou n’importe quoi d’équivalent. D’un rouleau de Sopalin opportunément laissé sur le siège arrière, il arracha quelques feuilles et les plaqua contre son nez tandis qu’une sorte d’hystérie collective prenait les conducteurs derrière lui, lancés dans un concert d’avertisseurs.
Il mit son clignotant et coupa – non sans peine, avec précaution, risquant d’être embouti à chacune de ses tentatives d’intrusion, une main ensanglantée couvrant maladroitement son nez – la file de droite afin de se sortir du flot et se consacrer à ce énième souci que le sort lui réservait et qui commandait de garder la tête penchée en arrière, en dehors de toute autre initiative.
Il en attrapa une vraie suée. Saignant du nez, ravagé par la migraine carabinée qui le poursuivait depuis le matin, il parvint cependant à atteindre la bande d’arrêt d’urgence. Il coupa le contact, enclencha son warning. L’endroit n’était pas idéal pour se reposer mais il en acceptait l’inconfort au regard du soulagement qu’il éprouvait d’avoir évité un accident meurtrier sur le périphérique qui longeait le lac.
Il garda la tête en arrière, imbiba de sang quelques feuilles de Sopalin supplémentaires tandis que la circulation grondait comme une rivière souterraine juste à côté de lui. Le ciel bleu de l’après-midi virait au rose par endroits.
Le policier frappa au carreau et lui demanda d’ouvrir en faisant le geste.
Après une seconde d’hésitation, il s’y résolut – en clignant des yeux. Le policier eut un mouvement de recul à la vue de cette figure en mauvais état. « Bon Dieu, que se passe-t-il, monsieur, vous vous êtes battu ? » Il secoua négativement la tête. « Êtes-vous en état de conduire, monsieur ? » Il opina. « Dans ce cas, monsieur, nous allons commencer par évacuer la zone. Vous allez prendre la première sortie. Je vous suis. » Il était en moto. Il était en chemisette. Ce type semblait d’une sévérité absolue.
Lorsqu’il était dans cet état de fébrilité, le plus tôt il regagnait sa chambre ou trouvait un coin sombre, ou quelques couvertures à se rabattre sur la tête, mieux cela valait. Le pire était de rester dehors, occupé à quelque désolante obligation de la vie quotidienne comme celle qui consistait à subir l’interrogatoire d’un officier de police dont le cerveau devait avoir la taille d’une bille si l’on en jugeait par la lueur de son regard méfiant.
« Monsieur, est-ce que vous voulez que je vous conduise à l’hôpital ? » Il secoua la tête. « Vous êtes sûr ? » Tout à fait sûr. Aussi sûr que chaque mot prononcé par le policier était comme une pierre aux angles pointus que l’on cherchait à lui enfoncer dans le crâne.
« Monsieur, êtes-vous sous l’effet d’une drogue ? » Il secoua de nouveau la tête. Il se sentait dans un tel état d’énervement, de rage contenue, qu’il se demandait si le volant n’allait pas lui exploser entre les doigts. Il se souvenait d’un barreau de chaise qu’il avait brisé de ses mains tandis qu’on lui rouait l’échiné de coups de ceinture. Il avait toujours possédé une grande force dans les mains – et un entêtement qu’il fallait mater d’une façon ou d’une autre.
« Monsieur, enlevez vos mains du volant et descendez, s’il vous plaît.
— Que je descende ?
— Monsieur, descendez de cette voiture. Je ne vous le répéterai pas.
— Vous n’avez pas besoin de me le répéter. Je ne suis pas sourd. Ne commencez pas à faire du zèle. »
Il avait conscience de ne pas se trouver en état de tenir tête au policier. Son cerveau menaçait d’exploser, le sang battait à ses tempes, cognait à l’arrière de ses yeux, se coagulait dans ses narines. Il s’était connu plus vaillant. Mais l’impulsion l’avait emporté, il n’avait pas réfléchi, n’avait pu retenir son premier réflexe – parfois, la coupe débordait, parfois le citoyen refusait de n’être qu’une lamentable marionnette – et il descendit en se demandant ce que son accès d’humeur allait lui coûter – il avait vu assez de films pour se faire une idée des méthodes utilisées par les forces de l’ordre.
Le policier leur avait fait prendre une voie de service et l’endroit était livré aux débris, aux chardons, à la ferraille rouillée et aux herbes folles.
« Monsieur, êtes-vous armé ?
— Armé ? Non, certainement pas.
— Monsieur, mettez vos mains sur le capot. Penchez-vous. Écartez les jambes. Je dois m’en assurer. Je vais vous fouiller.
— Attendez, je rêve.
— Faites ce que je vous dis.
— Écoutez, j’ai fichtrement mal à la tête.
— Oui, moi aussi j’ai mal à la tête. »
*
Sans doute les chances de la trouver chez elle, à cette heure, étaient-elles minces. À présent, le soir tombait et du couchant se déversait une lumière rasante jaune bouton-d’or – dont l’ardeur aurait requis le port de lunettes, mais elles avaient fini en morceaux. Quelle femme, dans la situation de Myriam, aurait souhaité errer dans un appartement vide et mortifère alors que la soirée commençait à peine ? – à moins de vouloir mourir à petit feu.
Quant à lui, la question ne se posait pas. Il n’avait pas envisagé un seul instant de rester seul dans l’état où il se trouvait car il se sentait perdre pied et préférait avoir quelqu’un à ses côtés, en cas d’urgence.
Contre toute attente, la lumière brillait à la fenêtre de Myriam.
Il se traîna jusqu’à l’interphone. Il donna son nom puis tomba assis contre la porte.
Plus tard, au milieu de la nuit, gardant les yeux ouverts dans la pénombre, il avait enfin retrouvé son calme. Elle dormait. Pour sa part, ses mains ne tremblaient plus, son souffle s’était apaisé, son crâne n’était plus sur le point d’exploser. Marianne ne faisait pas mieux, malgré quarante années d’expérience. Il alluma une cigarette. Aucune lueur ne filtrait, aucun bruit ne provenait du dehors. Il espéra que fumer au lit n’était toujours pas perçu comme un péché capital dans cette maison. Il se tourna vers elle et s’approcha pour la sentir – son cou, son épaule, sa hanche, promenant son nez à quelques millimètres au-dessus de sa peau.
Ce n’était pas toujours d’une lecture très facile mais, dans le cas de Myriam, cela se révélait très difficile. Plusieurs textes semblaient enchevêtrés. Plusieurs images se superposaient. Ce qui n’avait rien de désagréable en soi. De mystérieux, sans doute, mais de désagréable non, en rien, au contraire.
Il se demandait s’il n’avait pas perdu connaissance entre le moment où il avait sonné à sa porte et celui-ci. Il ne se rappelait rien. Ahurissant. Le jour succédait aussitôt à la nuit.
Quoi qu’il en soit, la compagnie de cette femme devenait chaque fois plus nécessaire. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour lutter contre ça.
Pourquoi ne l’avait-il pas rencontrée vingt ou trente années plus tôt, pour gagner du temps ? À quoi avaient servi toutes ces jeunes femmes, toutes ces étudiantes ? L’ombre de Marianne flotta un instant dans son esprit puis il éteignit sa cigarette.
Il lui semblait sortir de l’adolescence à son tour, depuis qu’il avait couché avec cette femme. Il n’aurait su dire s’ils l’avaient fait ou non durant la nuit, mais son corps semblait rechargé comme une pile et il n’allait pas le regretter au moment où il aurait ce nouvel effort à fournir à travers les bois.
Ainsi avait-il fallu que ce maudit policier fut emporté par une crise cardiaque ou quoi que ce fut d’autre, pratiquement dans ses bras. Ainsi avait-il fallu qu’une telle chose arrive. Ce coup du sort. Si l’on n’appelait pas ça être maudit, comment appelait-on ça ? Si ce n’était pas le comble de la déveine, alors c’était quoi ?
Se lamenter ne servait à rien. Mieux valait garder son énergie pour alimenter des actions qui en valaient la peine. Force était d’accepter la donne, selon lui. Un problème inattendu lui était tombé sur les bras et il allait devoir le régler. Il fallait accepter les cartes que l’on tirait, sous peine de se voir éjecté du jeu. Il connaissait les règles.
Il se leva aux premières lueurs de l’aube, se rhabilla en regardant Myriam qui dormait sur le ventre, uniquement vêtue de son soutien-gorge. Dehors, la température était fraîche, une légère nappe de brume translucide flottait au-dessus du lac dont les eaux commençaient à passer du plomb à l’argent. Il frissonna, bâilla, puis s’installa au volant de la Fiat couverte de rosée qu’il démarra et manœuvra en marche arrière jusqu’à la chaussée en contrebas tout en gardant un œil sur les plates-bandes dont la copropriété s’estimait fière, à juste raison.
Il était à peine six heures du matin, les rues étaient désertes, il réemprunta, ironiquement, le périphérique dont le policier l’avait sorti une douzaine d’heures plus tôt, puis s’éloigna vers les collines qui émergeaient tout juste de l’ombre.
Il inspecta méthodiquement les alentours avant de sortir. Si les événements s’emballaient un peu, si le décor chancelait, il fallait redoubler d’attention, se montrer encore plus rigoureux pour maintenir l’équilibre. Lorsqu’il se fut assuré que la voie était libre, il mit un pied dehors et leva la tête en direction du chemin qu’il allait devoir parcourir avec le corps du policier sur les épaules. Il soupira. Ce type devait peser dans les quatre-vingts kilos.
Le tirer simplement du siège arrière coûta d’emblée quelques sérieux efforts – sans compter l’angoisse d’être surpris en pleine besogne qui hystérisait le moindre geste.
Et quand il le chargea sur son dos et fut prêt à partir, à se lancer dans la montée, il était déjà en sueur – et même couvert de sang pour faire bonne mesure, absolument barbouillé, lui que la moindre tache faisait bondir, lui qui repassait ses pantalons.
Difficile de ne pas se salir les mains dans cette vie, songea-t-il en s’avançant dans le sous-bois ployant sous son fardeau – les motards n’étant pas des fillettes.
Une chance qu’il fût relativement en forme, eu égard au nombre de cigarettes qu’il grillait impunément tout au long de la journée. Le bruit courait que sa mère n’avait pas cessé de fumer un seul instant durant ses grossesses et qu’ainsi Marianne et lui avaient ce vice enfoui dans leurs gènes. Il revoyait leur père quitter la table sans un mot, au beau milieu du repas, parce que la fumée l’incommodait – tandis qu’elle attendait une réaction de sa part, que tout le monde attendait une réaction de sa part, mais rien ne venait, on entendait la porte se refermer et la vaisselle commencer à voler.
Au petit matin, au chant du coq, après trois bons quarts d’heure d’efforts ininterrompus, il se hissa, après avoir fourni l’un des plus terribles efforts de sa vie et comme le soleil poignait au fond de la vallée, sur la dernière partie du chemin qui conduisait à la grotte – dont l’ouverture béait en retrait d’un promontoire humide et glissant. Bon. Il demeura un instant essoufflé, livide, frémissant. Puis aux premiers rayons de soleil, il entendit un grillon.
Mais Dieu savait la somme des ennuis qu’il s’épargnait en agissant ainsi. L’épreuve qu’il venait de subir n’était rien au regard d’éventuels démêlés avec une police tatillonne et trop souvent prompte à donner dans l’erreur judiciaire. Il s’épongea le front avec un mouchoir déjà humide. Une belle matinée s’annonçait. Il était satisfait d’avoir pu régler cette affaire aussi vite – et sans heurts –, car il sentait bien que d’autres sujets n’allaient pas manquer de requérir, très rapidement, sa plus extrême attention. Ce policier surgi du néant. Pour commencer, on ne faisait pas ce métier si on avait le cœur fragile. À moins d’être sérieusement fou.
Il poussa la dépouille du policier jusqu’à l’extrême bord de la faille et ensuite la catapulta dans le vide en utilisant ses deux pieds comme des ressorts. Puis il rampa vers le gouffre afin de s’assurer que tout était en ordre, que rien n’était visible, que les ténèbres avaient tout effacé. Mais tout était parfait. Cette fois, évitant l’obstacle qu’avait rencontré celui de Barbara, le corps de l’officier avait plongé proprement, directement.
Au moins cette page était-elle tournée. Il soupira en roulant sur le dos. La présence de ce gouffre était un véritable atout. Le ciel bleuissait, les corbeaux filaient, le traversaient, tournoyaient. Le gouffre constituait un atout majeur. Certes, ses ténèbres émettaient leur lot d’énergies négatives et cela ne donnait pas envie de venir camper dans les parages, mais il remerciait le Ciel d’avoir placé ce terrible abîme sur son chemin – même s’il avait failli s’y trouver englouti lui-même. Le gouffre était un solide allié. Il s’y était caché durant trois jours et trois nuits, autrefois, sans bouger, se préparant déjà à trembler de tous ses membres dès que la nuit viendrait, claquant des dents par avance, gémissant par anticipation comme n’importe quel enfant de son âge… or, contre toute attente, en complète contradiction avec ses sombres pronostics, il s’y était senti protégé, en sécurité, apaisé, malgré ce silence caverneux et cette noirceur sans fond qui semblaient siffler autour de lui, et n’eussent été la soif et la faim qui l’avaient tiraillé, le froid qui l’avait mordu, les représailles qui l’attendaient d’une façon ou d’une autre lorsque l’on remettrait la main sur lui, il s’était estimé relativement comblé par son séjour dans son intimité minérale et moussue. La créature qui hantait ce lieu paraissait l’avoir à la bonne. Elle avait aussi la faculté d’éteindre la lumière et de refermer la porte. De pousser le verrou.
Il ferma les yeux et faillit s’endormir sur la pierre froide. Le problème venait du fait que lorsqu’il pensait à Myriam à présent, son cœur battait plus fort, sa respiration s’accélérait. Difficile de l’ignorer. D’autant qu’il s’agissait d’un sentiment inconnu, si nouveau. Personne ne l’avait préparé à ça – le plus drôle était qu’il en avait forcément écrit des tonnes sur ce sentiment, aucune histoire ne pouvait fonctionner si on ne le traitait pas ou ne l’intégrait pas d’une manière ou d’une autre, et donc l’ironie venait du fait qu’il avait noirci des milliers de pages sur une chose dont il ne connaissait rien. Hallucinant. Bon nombre de ses personnages étaient tombés amoureux, mais lui, que savait-il au juste sur le sujet ? Savait-il de quoi il parlait ? Il avait la réponse à ces questions, aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le système qu’ils avaient mis en place, Marianne et lui, et qui leur avait permis de traverser ces quatre dernières décennies sans trop de casse, vaillamment, ce système allait voler en éclats. Il se redressa sur ses coudes et observa la pointe de ses souliers tachés de sang.
Mieux valait sans doute qu’il ne rencontrât personne dans l’état de saleté sanguinolente où il se trouvait. Certes, il aurait pu invoquer quelque intempestive hémorragie nasale, mais il avait plutôt l’air d’un équarrisseur illuminé à l’heure de la pause que d’un brave homme victime d’épistaxis, fut-elle sévère.
Il convenait donc de redescendre avec prudence, d’ouvrir l’œil en sorte qu’aucun nouvel incident ne se produise sur le chemin du retour. Il n’appréciait que très moyennement cette sensation de vulnérabilité qu’on éprouvait en perdant la maîtrise de la situation, d’évoluer à découvert, et il avait été servi, ces derniers jours. Non qu’il refusât l’imprévu, le charme de la nouveauté, l’enseignement, les aléas, les épiphanies, mais ne fallait-il pas reprendre des forces entre chaque exercice, et non les enchaîner, encore moins les mener de front ?
Il se frictionna avec des feuilles mortes, noires, humides, en une toilette grossière destinée à donner le change en cas de rencontre malheureuse, ou encore à éviter d’être abattu sur place par un débile mental. Il était encore assez tôt. Sans doute avait-il davantage de chances de croiser une biche dans les parages qu’un ahuri quelconque, mais il avança courbé, silencieux, courant à moitié, profitant de la déclivité du terrain.
Il chuta trois fois. La troisième fois, il entendit son coccyx faire un petit bruit et un éclair glacé le traversa de part en part. Mais il se releva néanmoins – avec surprise, car la chance n’était pas au rendez-vous ces temps-ci et cette troisième chute aurait plutôt dû être une mauvaise chute qui l’aurait paralysé, empêché de rejoindre sa voiture et laissé croupir dans les bois, le visage baigné de larmes, poussant des hurlements de rage que personne n’aurait entendus. Il ne ressentit qu’une vague douleur lorsqu’il se remit en marche, qui d’ailleurs s’estompa rapidement.
Reprenant place au volant de la Fiat, il poussa un cri en pensant s’être assis sur une terrible aiguille et fit un tel bond que son crâne cogna le plafond.
Il passa la main, mais il n’y avait rien. Plus rien de la douleur, non plus, qui avait instantanément disparu – au point de laisser planer un doute sur son authenticité. Fermement empoigné au volant, les mâchoires serrées, il entreprit délicatement de se rasseoir sur le siège – très inquiet des revers que le sort pouvait tenir en réserve.
À moitié rassuré, ayant enfin repris sa place, il effectua quelques mouvements de rotation du bassin, se cambra, se pencha en avant, toussa, mais sans résultat. Difficile de savoir à quoi se fier, si l’on ne rêvait pas du matin au soir – il régnait une grande incrédulité entre le corps et soi-même, la plupart du temps, mais personne ne souhaitait en parler, personne ne voulait risquer d’être démasqué.
« Pourquoi ai-je toujours pensé que nous étions les vagues de l’océan ? » se demande Frederick Seidel dans un poème récent – le grand Frederick Seidel. Il regarda sa montre. Il avait demandé à ses élèves de développer quelques pistes de réflexion à partir de là et il avait un peu moins d’une heure avant de se présenter devant eux – le corps propre, changé, l’esprit clair, le teint frais. Il accéléra – profita d’être seul pour exécuter quelques talons-pointes parfaitement ringards, que la 500 n’appréciait guère à 150000 au compteur.
Marianne était encore là, comme il s’en doutait un peu. Il dépassa la maison puis revint sur ses pas au bout d’une minute, en coupant le contact. Il entra par-derrière. Dans le miroir de l’entrée, il découvrit à quel point il était effrayant – il émit une faible plainte –, tout ce sang sur ses vêtements, sa figure. Il entendit sa sœur dans la cuisine, qui parlait avec la machine à café. « Est-ce que tu pourrais me le faire plus serré, cette fois ? Est-ce que je n’ai pas appuyé sur la bonne touche ? Oh, s’il te plaît ! »
Il en profita pour se glisser à l’étage sur la pointe des pieds. S’il se passait de petit déjeuner, il pouvait prendre un bain. Il hésita une seconde puis ouvrit les robinets de la baignoire. Pour ce qui était de la propreté, il avait été à bonne école. Très bonne école.
Il se déshabilla. Tous ses vêtements poissaient, puaient. Il s’examina dans le miroir tandis que l’eau glougloutait et embuait la salle de bains. Le sang sur son visage dessinait des rigoles. Personne n’aurait aimé se montrer dans un tel état, mais ce fut ainsi que Marianne le découvrit, comme il s’apprêtait à enjamber la baignoire, avec ce masque rutilant sur la figure et ces mains de boucher.
Tout ce qu’il avait cherché à éviter, bien sûr. Car, bien entendu, elle ouvrit des yeux ronds, horrifiés, puis se plaqua une main sur la bouche. Bien entendu. Il fallait s’y attendre. Et elle ne bougeait pas.
« Tu ne vois pas que je suis à poil ? » marmonna-t-il.
Il n’était pas utile d’en parler. En parler ne servait à rien. Elle n’aimait pas ça et lui non plus n’aimait pas ça, assurément, mais l’on n’y pouvait rien. On n’allait pas reparler de ça. Non. « Nous en parlerons ce soir, mais pas maintenant, si tu veux bien. Laisse-moi prendre mon bain, d’accord ? Ne me fais pas arriver en retard. Tu sais qu’ils m’ont à l’œil. Ils ne vont plus rien me laisser passer. »
Il avait saisi une serviette et s’était essuyé le visage à la hâte – la vapeur qui régnait, la moiteur des lieux concourant à un résultat acceptable, à une figure à peu près convenable, presque normale. Maintenant, avec la même serviette, il se cachait le sexe.
Quand elle en eut assez, elle tourna les talons et regagna son appartement du rez-de-chaussée d’un pas vif.
D’ici le soir, il aurait trouvé une manière de lui présenter les choses qui les satisferait l’un et l’autre. Il entendit sa voiture démarrer tandis qu’il se glissait dans la baignoire et allumait une cigarette. Il grimaça de nouveau lorsque son coccyx toucha le fond.
Tout cela faisait peur, bien sûr. De tels bouleversements faisaient peur. Il s’habilla de blanc et s’en alla donner son cours en songeant déjà, anticipant de prochaines souffrances, à se rendre acquéreur d’un petit coussin gonflable en forme de bouée.
À midi, comme il rangeait ses affaires, ravi d’avoir déstabilisé la moitié de sa classe en affirmant que la littérature n’était pas faite pour décrire la réalité – l’autre moitié était trop affamée pour émettre un avis autorisé sur la question –, elle arriva droit sur lui, court vêtue. Au moins, s’il reconnaissait une qualité à Annie Eggbaum, c’était son opiniâtreté.
« De la dynamite, Annie ? J’ai parlé de dynamite ? Franchement, ça m’étonnerait. Ce n’est pas mon vocabulaire. Mais enfin, bref. Ça n’a pas d’importance. Ne vous asseyez pas sur mon bureau, Annie, soyez gentille. C’est une manie, chez vous, n’est-ce pas ?
— Vous m’avez embrassée.
— C’est possible. Bien sûr. Les gens font ça souvent. Regardez. Le printemps est là. Les gens s’embrassent du matin au soir. De mon temps, on appelait ça flirter. Je ne sais pas comment vous dites, aujourd’hui. Peu importe. Nous avons flirté, vous et moi. Bien entendu. Quelque chose ne va pas ? »
Il la fixa un instant tout en rangeant quelques dossiers à l’intérieur de sa serviette. En temps normal, elle aurait été la suivante après Barbara, cela ne faisait aucun doute. Elle n’était pas belle, mais elle avait un air effronté parfaitement excitant.
« Au contraire, tout va bien, répondit-elle.
— Tant mieux. Le cours vous a plu ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas écouté. »
Il lui accorda un sourire et sortit.
« Je n’écoutais pas parce que j’étais fascinée par vous, Marc. J’étais fascinée par vous.
— Marc ? Vous m’appelez par mon prénom, maintenant ?
— Il faut vous appeler autrement ? »
Il marchait d’un pas rapide. Elle suivait. Il s’arrêta. Il lui toucha le bras. « Écoutez, Annie. Je vais vous parler franchement. Ça n’a rien à voir avec vous. Tout va bien de votre côté. Si c’est ce qui vous tourmente, rassurez-vous. Non, c’est votre père. Le problème vient de lui. Vous comprenez, il me met très mal à l’aise. Ses méthodes me mettent très mal à l’aise.
— Très bien, je vais arranger ça.
— Écoutez, Annie, j’aimerais vous dire que ça me rassure. Je suis désolé. »
Elle semblait avoir du mal à accepter que l’on n’éprouvât pas suffisamment d’attirance pour elle, sa lèvre frémissait – mais aurait-elle compris qu’une autre femme l’accaparait alors tout entier, asséchait désormais en lui, jusqu’à nouvel ordre, toute autre source de désir ? – et à l’instant même où il se mettait à craindre qu’elle ne fît un esclandre sous prétexte qu’il ne faisait pas les efforts qu’elle attendait, cependant qu’il jetait un coup d’œil machinal par-dessus l’épaule de sa pressante interlocutrice, il avisa l’inspecteur à l’autre bout du hall.
Il s’efforça aussitôt de prendre un air plus détendu. « Laissez-moi attraper mon agenda, déclara-t-il, et donnez-moi vos disponibilités. Est-ce que le mercredi vous irait ? Je peux me débrouiller pour avoir une salle. Hein, qu’en dites-vous ? » Durant une fraction de seconde, il avait croisé le regard de l’inspecteur.
« Vous acceptez de me donner des cours ? fît-elle en lui décochant un œil soupçonneux. C’est bien ça ?
— Oui, ça m’en a tout l’air, dites donc, lui répondit-il en affichant un large sourire. Reculez-vous un peu. Voilà. »
S’il devait y avoir une véritable discussion entre eux, une saine explication, elle n’aurait lieu ni ici ni maintenant. Il convenait d’éviter de se donner en spectacle devant les représentants de l’autorité, de donner une mauvaise image aux représentants de la loi.
Il se gratta la tête. « Est-ce que ça vous paraît cher, deux cents euros ?
— Pour le mois ?
— Non, pour le cours. »
Il se débarrassa d’elle en invoquant Marianne qu’il devait soi-disant rejoindre. Ce qu’il finit d’ailleurs par faire, estimant qu’un contact intermédiaire atténuerait la confrontation du soir qui promettait d’être éprouvante. Il pensait qu’ils ne seraient pas couchés avant l’aube. Qu’ils seraient sans doute passablement ivres.
Les bureaux de Marianne donnaient sur le campus. Il lui adressa un signe amical de la main. Salut. Elle se figea. Il n’y avait donc guère de progrès depuis le matin, apparemment, sinon qu’elle ne se couvrait plus la bouche. Il fit le geste de prendre son portable. Il actionna le sien. « Veux-tu sortir et prendre un café avec moi ? Ça me ferait plaisir. »
Elle ouvrit la bouche, mais il n’entendit que son souffle, incroyablement proche, amplifié par l’appareil.
« Ça va, tout va bien…, reprit-il. Tout va bien. Ressaisis-toi. Ou une glace. Veux-tu que je t’emmène manger une glace ? Par ce beau temps. Qu’en dis-tu ? Pourrais-tu arrêter de me regarder en faisant la grimace ? J’apprécierais, tu sais. N’oublie pas que je suis ton frère.
— Non. Pas de glace. Merci.
— Tu as raison. Ça fait grossir. Nous pouvons aller nous allonger dans l’herbe. Calme-toi. Tout va bien.
— Tout va bien ? Tu oses me dire ça ? Va te faire foutre. »
Elle coupa. Sans le quitter des yeux, elle referma son appareil et le fourra dans sa poche. Elle n’employait guère, d’ordinaire, un langage si grossier. Cela constituait un excellent thermomètre de son humeur. Elle rappela. « Va te faire foutre », répéta-t-elle et elle raccrocha. La répétition indiquait un niveau proche de l’incandescence. À coup sûr, elle faisait allusion à des serments, des promesses, etc., mais pouvait-elle lui reprocher de ne pas les avoir tenus en toute bonne foi, pouvait-elle mettre en doute sa sincérité d’alors ?
Elle manœuvra les lamelles du store pour ne plus le voir, mais il ne s’attarda pas de toute façon et se dirigea vers le parking en estimant que l’entrevue avait été fructueuse. Les premiers mots avaient été échangés. Peu importait ce qu’ils exprimaient. Ce qu’ils exprimaient était secondaire.
Il retrouva Myriam chez elle, au milieu de l’après-midi. Ils se déshabillèrent et, plus tard, comme ils fumaient une cigarette, il lui donna quelques indications sur la situation, sur ce qu’ils avaient vécu.
Marianne et lui, il se livra un peu. Elle écouta en lui caressant la tête. L’après-midi touchait à sa fin. « Ce qui fait que nous sommes très liés, ma sœur et moi.
— Je n’ai pas de mal à l’imaginer. Je le conçois très bien.
— Alors, oui, parfois, cela peut devenir pesant, je vous l’accorde. Mais je n’oublie pas qu’elle m’a sauvé la vie. Je ne vous ai pas raconté ? Figurez-vous qu’un jour, j’ai failli tomber dans une crevasse, quelque part dans cette forêt, et je ne serais pas là pour vous le raconter si Marianne ne m’avait pas attrapé la main et ne m’avait pas remonté. C’est dire à quel point nous sommes liés. »
Avec le temps, il était devenu très fort en matière de ronds de fumée. Il pouvait à volonté les envoyer au plafond ou les faire flotter sur place comme de maigres et fébriles donuts parcourus de courants circulaires. Il s’y consacra un court instant, l’esprit vagabond. Il anticipa la discussion qu’il allait avoir avec sa sœur. Il éprouvait une sainte horreur à parler de ces choses – dont il ne savait pratiquement rien, à dire vrai –, à les aborder, à tenter de les sortir de l’ombre épaisse, mais il savait qu’il ne pouvait y échapper.
Il regarda Myriam et jugea finalement qu’il avait toujours éprouvé pour les rousses à la peau laiteuse un penchant déraisonnable. Il éteignit sa cigarette en baissant les yeux. Sa sœur n’avait pas fini de se couvrir la bouche – peut-être même de se mordre la main – s’il continuait de l’accabler, de lui fournir de profonds sujets d’amertume et de ressentiment – tels qu’il les multipliait ces derniers temps. Il y avait ainsi peu de chances qu’elle accueillît d’une humeur égale, d’un œil bienveillant, la nouvelle de la relation qu’il avait avec Myriam – et qui prenait de l’ampleur.
Allait-il devoir envisager qu’elle se rapproche de Richard Olso, l’homme qu’il détestait le plus au monde, l’homme qui avait le don de s’enticher des mauvais livres et des mauvais auteurs avec une étonnante régularité – contribuant ainsi à la propagation d’une littérature sans intérêt, sans ambition, sans relief, sans surprise ?
*
Le premier cours qu’il donna à Annie Eggbaum – vendu au prix fort lorsqu’elle avait insisté pour qu’il se déplace à domicile – se déroula au bord de sa piscine en fin d’après-midi, tandis que le soleil scintillait silencieusement sur les sommets des Alpes lointaines et qu’il faisait encore très bon. L’été semblait être venu d’un coup.
Annie Eggbaum était en maillot de bain. Un simple bikini. Elle avait préparé des cocktails de fruits. Servis dans de grands verres. Agrémentés de grosses pailles fantaisie. Elle avait posé trois cents euros sur la table.
« C’est bien trois cents euros ? Pour une heure ? En liquide ? » avait-elle demandé d’un air ingénu. Il avait opiné et empoché l’argent qu’il avait tranquillement glissé dans son portefeuille. Le moindre garde du corps coûtait dix fois plus, le moindre footballeur pouvait s’acheter la moitié de la ville, le moindre banquier pouvait jeter des familles entières dans la rue. Trois cents euros ne représentaient pas grand-chose en comparaison de certaines sommes placées entre certaines mains dans chaque ville, dans chaque pays, sur chaque continent. Trois cents euros étaient la larme dans l’œil du crocodile qui orne les chemises Lacoste, une poussière microscopique aux confins du monde.
« Pourquoi vous êtes-vous inscrite à mon cours, Annie ? » Elle ne répondit pas. Il n’attachait pas lui-même beaucoup d’importance aux explications qu’elle pourrait fournir sur le sujet. Il tenait son verre d’une main et de l’autre une cigarette. Il fixait l’eau de la piscine et songeait qu’il faisait un temps idéal pour une baignade.
« Allez-y. Laissez-vous tenter, dit-elle. Je vais vous trouver un maillot. »
Le piège était si grossier qu’il ricana. S’était-il attendu à autre chose, au fond ? Cette fille était complètement folle. Assez folle, en tout cas, pour qu’on évitât de la braquer sans avoir de bonnes raisons. Il déclina le bain cependant et proposa de revoir avec elle le dernier travail qu’elle avait rendu. Qui était passablement mauvais.
« Vous voyez cette fenêtre ? » Elle indiquait en vérité une porte-fenêtre, au second étage, qui s’ouvrait sur un balcon fleuri. « C’est ma chambre. »
Il soupira en silence. Tant d’autres pensées lui traversaient l’esprit cependant qu’elle tendait la main vers lui, la poitrine en avant. Ce n’était pas la compagnie d’Annie Eggbaum qu’il souhaitait partager à cet instant.
Il ignora son invite. « Dites-moi, Annie, fit-il en tirant quelques feuillets de sa serviette, on ne vous a jamais dit que le point-virgule était mort ? »
Sans lui laisser le temps de réagir, il posa une main sur son cœur et lui demanda d’en faire autant. « Vous sentez ? Ça vous dit quelque chose ? Écoutez, Annie, je crois que nous allons devoir parler du rythme. Je crois que vous allez devoir ouvrir vos oreilles. »
Le but était de la tenir à distance. Or, lorsque l’on avait affaire à une femme réellement décidée, la partie était loin d’être gagnée d’avance. Il avait donc choisi de ne pas s’asseoir et restait de l’autre côté de la table quand il devait s’approcher pour voir ce qu’elle avait écrit et les corrections qu’il avait effectuées dans la marge.